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des idées, n’ont pas tourné à l’avantage du christianisme. C’est ce qui est arrivé à Maine de Biran. A l’école d’Epictète et de Marc-Aurèle, il s’est fait stoïcien, et cela d’autant plus volontiers qu’il rencontrait dans les conceptions métaphysiques et psychologiques du stoïcisme plus d’une affinité élective avec les siennes propres. « Il faut, — écrivait-il, le 23 juin 1816, — il faut que la volonté préside à tout ce que nous sommes : voilà le stoïcisme. Aucun autre système n’est aussi conforme à notre nature. » Et, quoiqu’elles ne soient pas datées, il semble bien qu’on puisse rapporter à la même époque de curieuses pages inédites sur Epictète et Montaigne que M. de La Valette-Monbrun a récemment retrouvées parmi ses papiers.


Voilà des hommes, — y disait-il, en parlant des stoïciens, — voilà des hommes qui, livrés au seul secours de leur raison, semblent s’élever au-dessus de l’humanité. Ils méprisent la douleur et la mort ; ils foulent aux pieds les passions et, — ce qu’il y a de plus grand encore, — ils placent tout leur bonheur dans le bien qu’ils font aux hommes ; aussi doux, aussi bienfaisans pour leurs semblables qu’ils sont durs à eux-mêmes. — Ils sont conduits par l’orgueil, dira Pascal. — Oui, c’est un assez bel orgueil que celui qui ne craint rien tant que de se dégrader non pas aux yeux des hommes, mais à ses propres yeux. Qu’on me dise ce que peut faire de plus l’homme avec le secours même de la grâce !… Qu’un janséniste rabonisse un stoïcien !


La désillusion paraît être venue assez vite. Le héros stoïcien est admirable… dans les livres. Où est-il, dans la réalité de la vie courante, ce sage toujours maître de soi, et dont la volonté, toujours tendue, ne connaît ni les chutes, ni les défaillances, et, sans aucun secours extérieur ou supérieur à elle-même, exerce sur tout l’être humain une absolue puissance ? Maine de Biran est trop sincère avec lui-même, son expérience intime est trop fine pour qu’il puisse être longtemps dupe du mirage qui l’a tout d’abord séduit. Dès 1817, il écrivait dans son Journal intime :


Les stoïciens pensaient que l’homme pouvait opposer à tous les maux de la vie un enthousiasme qui, s’augmentant par notre effort, dans la même proportion que la douleur et les peines, pouvait nous y rendre insensibles. Mais comment peut-il y avoir un enthousiasme durable, fondé sur la raison toute seule… ? Suffira-t-il de dire que la douleur physique ou morale n’est pas un mal pour ne pas la sentir ? Cette morale stoïcienne, toute sublime qu’elle est, est contraire au caractère de l’homme, en ce qu’elle prétend faire rentrer sous l’empire de la volonté des affections, des sentimens ou des