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coquette, et le platonisme n’était point son fait : elle dut se moquer cruellement du philosophe et de ses scrupules. Quand celui-ci s’en aperçut, il renvoya les lettres qu’on lui écrivait depuis trois ans, redemanda les siennes et confessa son amère désillusion dans son Journal : « J’ai résisté jusqu’au bout, disait-il, à toutes les preuves, et lorsqu’il m’a été impossible de croire que la personne était honnête, je suis tombé vivant dans la mort ! » Et il ajoutait :


Orgueilleux dans ma bassesse profonde, et cependant inquiet et fatigué au sein de jouissances coupables, je demandais en vain a la raison de me donner les ailes de la colombe pour prendre mon vol et trouver mon repos loin du tumulte et du bruit des sens. La main de Dieu, toujours suspendue sur moi, m’a frappé dans son infinie miséricorde. En ne cessant de répandre sur mes jouissances coupables les plus cruelles amertumes, elle m’a appris que c’était ailleurs qu’il fallait chercher des plaisirs purs et sans mélange.


Et Mme de Biran ? demandera-t-on, — car enfin, Maine de Biran s’était marié, ou plutôt remarié en 1814, — que devenait-elle dans tout ceci ? Sa seconde femme, Louise-Anne Favareilhes de Lacoustête, n’avait rien de la distinction et de la grâce aimante de Louise Fournier, et je la vois volontiers sous les traits un peu virils de Mme Joubert. C’était une vieille fille, assez peu instruite, de mœurs très provinciales et d’habitudes très casanières, excellente ménagère d’ailleurs, bref, la plate prose après l’éclatante poésie : elle ne pouvait effacer, — le Journal intime en témoigne assez, — le souvenir toujours vivant de l’ « ange de beauté et de bonté,  » de l’ « âme céleste » qui avait été « le premier amour » de Maine de Biran. Si celui-ci avait eu quelques illusions, il les perdit vite. « Je trouve dans mon point de vue actuel, — écrivait-il moins d’un an après son remariage, — et avec ma manière d’être et de sentir, que j’ai sagement fait d’épouser une femme toute simple, bonne, qui, heureuse d’être avec moi, n’en exige rien, et pour laquelle je suis toujours assez bien, en étant moi-même, sans avoir besoin d’aucun effort pour me modifier. » Et quelques années plus tard : « Ma femme a de la bonté, mais ne peut m’entendre. » Au reste, il avait pour elle de l’affection, se séparait d’elle avec regrets, lui écrivait souvent, et ses lettres se terminent généralement par cette formule d’une cordiale simplicité : « Adieu, ma bien bonne amie, je pense toujours à toi et t’embrasse comme je t’aime, de tout mon cœur. » Seulement, après quelques semaines