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n’avait pas donné signe de vie. La malheureuse femme tombe évanouie, et, huit jours après, dans de violentes crises de délire, elle expirait. La douleur de Biran fut profonde ; il écrivit à ses amis des lettres « déchirantes ; » lui-même tomba gravement malade et faillit mourir ; il songea au suicide. « Oh ! mon cher de Gérando, écrivait-il encore six mois après, combien les secours de la philosophie sont languissans contre un malheur comme celui qui m’était réservé ! Que sert la philosophie quand l’âme est entièrement brisée, quand l’esprit, courbé sous le poids de la douleur, a perdu tout ressort, toute activité ? » Onze ans plus tard, le 24 octobre 1814, il notait dans son Journal : « Hier fut le jour anniversaire de la mort de Louise Fournier, ma bien-aimée femme. Ce jour me sera triste et sacré toute ma vie. Semper amarum, semper litctuosum habebo. »

En 1797, on était loin de prévoir pareil malheur. Le jeune ménage s’installa gaiement à Paris. Modéré, partisan de l’ordre avant tout, adversaire déclaré du jacobinisme, resté même secrètement royaliste, Maine de Biran défendit au Conseil des Cinq-Cents les principes politiques qui avaient dirigé et inspiré son administration ; mais il est si peu le « réactionnaire » obtus et violent que dénoncèrent ses ennemis en sa personne, qu’on le voit s’employer à l’apologie, — peut-être intéressée, — du divorce et s’opposer à ce qu’on apporte quelques retouches a cette « loi bienfaisante. » Il n’eut d’ailleurs pas le temps de déployer une très grande activité : le coup d’Etat du 18 fructidor, — contre lequel il avait rédigé une courageuse protestation, qui, heureusement pour lui, ne fut pas publiée, — le rendit à la vie privée.

Il demeura une année encore à Paris. Il reprend alors avec ardeur ses études philosophiques et surtout scientifiques, entre en relations avec la société d’Auteuil, et le groupe des idéologues ; enfin il devient, ou redevient mondain : il fréquente chez Mme Tallien, chez Suard, chez Mme de Pastoret, et partout il fait apprécier le charme de ses manières, la distinction de son esprit, l’aimable variété de ses talens de société. Rentré à Grateloup, il partage son temps entre ses affaires domestiques et ses recherches spéculatives. L’Institut ayant mis au concours un mémoire sur l’Influence des signes, il songea à concourir, mais ne put achever à temps le travail qu’il avait commencé. En