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l’étoffe de nos pensées, sinon nos pensées elles-mêmes. Alors, nul résumé n’est véridique. L’activité des petites perceptions, M. Bourget la débrouille ; et, leur logique, il la saisit dans la confusion, le tumulte et la multitude avec une maîtrise délicate et souveraine. Il ne dénature pas la réalité capricieuse et redondante, et incertaine : il lui impose cependant une dialectique, celle qu’il a trouvée en elle, et qui obéit à des lois, et qui comporte aussi du hasard. Telle, une branche d’arbre pousse, obéit aux lois d’une essence et confie aux fantaisies du hasard les menus détails de son dessin. Le soleil, l’intensité de la sève, mille influences collaborent au résultat le plus méticuleux. La destinée de Geneviève et de Savignan se ramifie de cette manière ; et elle les conduit à cette nuit où il aura fallu que Geneviève fût la maîtresse de Savignan. Nuit singulière et tout illuminée de plaisir. Les amans sont heureux sans nulle appréhension, sans nul remords : ces tortures-là, différées, laissent triompher seul un amour qui attend depuis vingt ans son aubaine. Et, cette nuit, le romancier ne l’a point disputée à ses amans ; il la leur a donnée tout de suite : et les amans l’ont prise avec une avidité, avec une brutalité où il y a de la grandeur. L’immense amour rachète la faute de l’amour. Ensuite, les amans auront à se cacher et ils pratiqueront les rites mesquins de l’adultère. Mais, à la fin du roman, lorsque les péchés auront eu leurs conséquences de désastres, un religieux, qui sait ce qu’a fait Geneviève, ne la méprise pas : « Ce sont des égaremens, dit-il ; mais sur des routes hautes ! »

M. Paul Bourget — cela distingue sa pensée — n’avilit pas les personnages qu’il invente : il les respecte. S’il les châtie, il ne les flétrit pas. Il a, pour eux, de la miséricorde ; il a, pour eux, une amicale intelligence. Voilà, probablement, le bienfait de la méthode psychologique : elle est une méthode pour comprendre. Et nous avons, ces temps-ci, beaucoup de pharisiens : ils ne comprennent pas. D’ailleurs, comprendre, ce n’est point approuver. L’auteur du Démon de midi est, en ce livre plus et mieux que jamais, un moraliste : non point un satiriste. Du moins, s’il n’épargne guère tels politiciens de bourgs auvergnats, tels meneurs de Paris, tel négociant parvenu, cet Andrault, le marchand d’ornemens d’église et qu’une fatuité absurde jette dans les pattes des novateurs, et s’il trace, de ces gens-là, de gaies caricatures, c’est qu’avec ces gens-là toute psychologie serait en pure perte. Ils n’ont pas de « sentimens vrais. » Autant de fantoches qu’agitent des cupidités élémentaires ; l’un songe à des profits, un autre satisfait, son envie, un autre sa gloriole. Ces gens ne méritent que la moquerie. Ceux que des « sentimens vrais » conduisent à