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de 1892 : vingt ans de bouteille, et « 1892, l’année de notre mariage, ma chère amie… » Et Savignan : « Madame me permettra de lever mon verre au souvenir d’une date si heureuse ! » Geneviève a blêmi : au fond de ses prunelles claires, il a vu la douleur, l’épouvante et l’imploration. Il lui a pardonné dès qu’il a eu pitié d’elle. Un peu plus tard, elle lui dira pourquoi elle a épousé Calvières : elle était pauvre et elle a sauvé les siens, en consentant ce mariage. L’excuse ne vaut rien : l’excuse est ignominieuse comme la faute. Mais Geneviève n’a plus que faire d’une excuse : entre ces deux êtres, l’amour ancien recommence, avec sa nouveauté. Ils se promènent aux alentours du château, dans le paysage d’Auvergne où, fiancés jadis, ils ont eu leurs promenades : magnifique paysage, où les puissances volcaniques de la nature, immobilisées, composent une allégorie de force contrainte et persévérante. M. Bourget le décrit tel que l’aperçoivent et, pour ainsi dire, l’éprouvent Geneviève et Savignan. Ce n’est pas un pittoresque décor : c’est une épiphanie du passé ; bientôt, c’est une incantation. Paolo et Francesca, le soir qu’ils ne lurent pas davantage, le livre fut l’entremetteur : Geneviève et Savignan, ce fut le paysage. Ils allèrent plus loin, dans la montagne, que jadis, et jusqu’à un lieu.glacé, jusqu’à un lac mystérieux enclos entre les bords d’un cratère Des branches mortes se brisent sous leurs pas. Il fait froid ; le gel gagne sur l’eau vivante. A l’approche de leur automne, deux êtres qui ont gaspillé leur été redoutent l’hiver et entendent le conseil des jours. « C’est d’ici que l’on voit le mieux le lac, » dit Geneviève ; et elle regarde l’heure à la montre de son bracelet : « Il faut songer à s’en retourner… » Et Geneviève, tremblante, est tombée dans les bras de Savignan, qui la baise aux lèvres… Ils s’aiment et n’ont cessé jamais de s’aimer.

Je ne peux suivre de page en page le récit de cette folie grandissante, — amor, furor brevis, — folie brève, mais dont les momens ont une opulence infinie. Je le peux d’autant moins qu’avec une merveilleuse finesse et avec une étonnante divination de la minutie sentimentale, M. Bourget ne se contente pas de dévoiler par les incidens les étapes de la passion ; mais il en montre l’incessant progrès et le mouvement caché. Dans ses premiers romans, la psychologie, extrêmement subtile et sûre déjà, était (en un mot) cartésienne : j’entends qu’elle spéculait sur les phénomènes de la conscience claire. A présent, sa psychologie pénètre plus avant le secret des âmes. Je l’appellerais volontiers leibnitzienne : elle tient un compte plus exact de ces petites perceptions qui échappent à la conscience claire et qui sont