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de Soléac ; et elle l’aima. Secrètes fiançailles, parfaitement chastes et très ferventes, intime union des âmes et commune espérance. Puis, un jour, Geneviève épousait un certain Calvières, un industriel, un homme riche. Elle n’avait pas écrit à son fiancé de la veille : il apprit ce mariage, comme celui d’une étrangère. Il souhaita de mourir ; il ne mourut pas ; il vécut dignement et sans joie. Il se maria ; il épousa une femme qu’il ne haïssait pas et n’aimait pas. Il eut un fils. Et il occupa sa vie désenchantée à travailler. Il devint cet historien, cet apologiste que je disais. A l’égard de Geneviève l’infidèle, son souvenir était celui de la cruelle déception, du bonheur blessé, de l’offense, et puis encore celui d’une grâce qui n’avait pas fini de le troubler. Vingt ans ont passé. Maintenant, il est veuf ; et il va soudain revoir Geneviève. Les radicaux du Puy-de-Dôme, désabusés de leurs chefs, ont résolu de s’adresser à lui, clérical, mais honnête ; ils éprouvent ce furtif besoin de décence qui parfois touche les troupes électorales : en outre, la candidature de Savignan coïncide avec l’intérêt bien compris de divers gaillards qui, songeant à eux, serviront néanmoins la bonne cause. Le grand électeur, là-bas, c’est Calvières.

Et Savignan revoit Geneviève ; il la revoit chez elle, chez son mari, dans le château des Soléac, demeure ancienne, que Calvières a rachetée, a restaurée, munie de luxe moderne et qu’il n’a pas dévastée cependant : le passé survit dans sa cachette modifiée, non détruite, comme dans Geneviève la fiancée d’autrefois n’est pas morte. Et l’âme de Savignan, pareille à un palimpseste, deux écritures l’ont marquée, celle d’autrefois, celle d’aujourd’hui. Si vous regardez l’une, l’autre disparaît : vos yeux suivent les lignes à demi effacées et en réveillent la netteté ; ou bien vos yeux distinguent seulement les lignes nouvelles, au gré de votre attention qui se porte sur les unes ou les autres. Une réaction chimique sacrifierait aux écritures d’autrefois les écritures d’aujourd’hui : un vif émoi est une réaction de ce genre, dans une âme ; et tout le grimoire d’amour renaît, avec sa récente fraîcheur, dans l’âme de Savignan, Geneviève étant là, magicienne dont les prestiges sont le souvenir et la beauté, la tristesse, la jeunesse finissante et l’entrain menacé. Le palimpseste se simplifie ; et Savignan n’est plus qu’amour. Et sa rancune ? Ah ! d’abord, sa rancune sévit en lui et hors de lui. Elle l’engage à ne plus savoir si Geneviève ne serait pas une coquette ; il se dénigre amèrement cette femme. Et il se venge d’elle, sans ménagement, au déjeuner, quand le mari vante ses vins et orne de vaniteux commentaires un Chanturgue