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durant des années, à « dépouiller » les quarante volumes de l’œuvre de Brunetière ; et le voilà qui, en fin de compte, ne s’est pas aperçu de la permanence, au fond de cette œuvre, d’un esprit tout ensemble homogène et complexe, marquant de sa solide empreinte tous les sujets qu’il aborde, et contraignant par degrés ses plus rudes adversaires à s’enfuir du champ clos où ils l’ont provoqué !

Car M. Curtius nous dit bien, que personne ne saurait prendre au sérieux la théorie d’après laquelle la valeur propre d’une œuvre se mesure à la place que tient celle-ci dans l’histoire de son temps. « Quand on veut juger d’un artiste, affirmait Brunetière, il faut se poser une première question : si nous ne possédions pas l’œuvre de cet artiste, que manquerait-il à l’art de son temps et de son pays ? » Et cela paraît au critique allemand d’un « La Harpisme » acheté. Mais, à supposer même que la théorie ne soit pas inattaquable à un point de vue « absolu, » elle n’en conserve pas moins, en tout cas, une portée « pratique » assez évidente ; et il aurait suffi à M. Curtius de se « poser la question » dont parle Brunetière pour se rendre compte de l’injuste rigueur de ses « conclusions. » Force lui aurait été de reconnaître alors tout ce qui « aurait manqué » à notre littérature contemporaine, ou plutôt à l’ensemble de notre vie intellectuelle et morale, si, pendant un quart de siècle, Brunetière n’avait point recueilli parmi nous la lourde succession de Taine et de Renan. Que l’on se rappelle la violence des divers courans qu’il s’est, intrépidement, efforcé d’enrayer, et combien sa résistance personnelle a contribué sans nul doute à de salutaires défaites comme celle du « naturalisme, » dans notre roman, ou celle de la « superstition scientifique » dans l’évolution générale de notre pensée ! Tout cela, en vérité, est encore trop récent pour qu’il nous soit possible de le considérer avec la perspective, le relief nécessaires ; et cependant, qui donc, tout au moins de chez nous, qui donc hésiterait à reconnaître déjà le très grand rôle qu’a joué, sur les terrains les plus divers, l’admirable lutteur qui naguère s’est dressé seul contre son siècle, pareil à un jeune David ne craignant pas de braver Goliath, et qui a fini par vaincre le géant philistin, à force de maîtrise « artistique » et de passion et de foi, — sauf pour lui à ne pas soupçonner qu’un jour viendrait où un critique allemand l’accuserait d’avoir dû son triomphe à la présence, chez lui, d’une « mentalité simpliste ! »


T. DE WYZEWA.