Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/471

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il est vrai que, pour constant qu’ait été l’effort de Brunetière à ne pas se peindre soi-même sous prétexte de nous représenter les écrivains du passé, sa figure nous apparaît cependant toujours à côté, au-dessus de la leur. Il y a eu ainsi dans l’histoire des arts des peintres qui, quoi qu’ils fissent, ne parvenaient pas à s’effacer devant leurs modèles : ceux-ci avaient beau être ressemblans, la curiosité des spectateurs allait surtout à l’art des portraitistes ; et je ne serais pas étonné qu’il se trouvât, en leur temps, des critiques pour reprocher, par exemple, à un Rubens ou à un Rembrandt de n’être pas des Protées. En présence des plus vivantes images de romanciers, d’orateurs, ou de poètes que nous a laissées Brunetière, c’est chose certaine que notre attention risque plus ou moins d’être distraite par l’habileté merveilleuse du dessin et de la couleur, par la magnifique ordonnance du décor, en un mot par la maîtrise personnelle du peintre. La figure de ce dernier ne cesse pas, pour ainsi dire, de dominer son œuvre : par où j’admets volontiers qu’il diffère de bon nombre de critiques de chez nous et d’ailleurs. Mais le moyen de s’en plaindre, quand il s’agit d’une figure comme celle-là, tout imprégnée de brûlante passion, et si vigoureuse, si mobile, si profondément originale d’inspiration et d’allures !


Un artiste : je ne vois pas d’autre mot qui ait de quoi définir cette étrange et touchante figure. Je ne parle pas seulement de la qualité incomparable du « métier » littéraire de son œuvre, encore bien qu’il n’y en eût pas de plus éminemment « artistique, » avec cette composition variée de jour en jour, cette lumineuse élégance du trait, cette mise en valeur des plus menus détails, qui font de Brunetière quelque chose comme le Flaubert de la critique française. Mais par-dessus ce « métier « infaillible, créé de toutes pièces et manié librement à travers tous les genres, se peut-il que M. Curtius n’ait pas été frappé de la valeur exceptionnelle de l’âme d’artiste qui jaillit des moindres pages de l’homme qu’il accuse de n’avoir pas une « personnalité » assez « riche et puissante[1] ? » Qu’est-ce donc qu’il exige d’un écrivain, et où donc aura-t-il chance d’en trouver, à ce compte, qui réalisent son idéal d’une « critique subjective ? » Péniblement il s’est ingénié,

  1. « Au total, une personnalité complexe et puissante, » nous disait M. Victor Giraud, dans sa très belle étude sur Ferdinand Brunetière (Revue du 1 mars 1908). Il est vrai que l’auteur de cette étude avait été, lui aussi, l’ « élève et ami » du maître français. Mais sur combien de points sa pénétrante analyse réfutait, à l’avance, les conclusions « scientifiques » de M. Curtius !