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Et que si même le rôle « esthétique » de Brunetière n’avait consisté qu’à empêcher ses compatriotes d’introduire trop abondamment, dans notre langue, des mots comme cette « mentalité simpliste » dont l’application à son propre tour d’esprit lui aurait procuré un mélange singulier d’amusement et de peine, cela seul suffirait pour contrebalancer les plus cruels reproches de M. Curtius. Mais qui donc parmi nous, en lisant ces reproches, n’en sentirait pas aussitôt toute l’iniquité ? Nous retrouvons là, une fois de plus, les effets d’une conception déplorable des devoirs du critique et du biographe dont toujours Brunetière a vainement tâché à nous affranchir. Parce que, dans ses portraits littéraires d’un Rabelais ou d’un Montaigne, l’auteur de l’Histoire de la Littérature française classique a soigneusement évité de confondre l’écrivain et l’homme privé, parce qu’il a craint que trop d’allusions aux comptes de ménage d’un Malherbe nous rendissent moins nette sa véritable figure, voilà qu’on l’accuse de « n’avoir pas eu le pouvoir de se changer en d’autres âmes ! » Car, pour ce qui est de savoir nous peindre exactement ces figures véritables d’hommes de lettres de tous les temps et de toutes les sortes, en ne nous montrant d’eux que ce qu’il importait que nous en connussions, là-dessus je ne crois pas que quelqu’un l’ait jamais surpassé, — ne serait-ce qu’en raison de l’incomparable sûreté de son « information. » Combien de délicates et fortes images je lui dois d’avoir vues, pour ma part, se dresser tour à tour et vivre devant moi, depuis un charmant Abbé Prévost que je me souviens d’avoir découvert, grâce à lui, il y a plus de trente ans, dans un petit café de province où j’étais venu lire la Revue des Deux Mondes, jusqu’à cet admirable Joseph de Maistre qu’il évoquait encore aux derniers mois de sa vie, d’une main brûlante de fièvre et cependant plus ferme, à la fois, et plus souple que jamais ! Mais d’ailleurs, est-ce que déjà le Manuel, avec l’étonnante richesse biographique de ces notices qui remplissaient le bas des pages, — et que l’on dirait que M. Curtius n’a point lues, — est-ce que ce ne serait pas assez de lui seul pour nous forcer à reconnaître, dans son auteur, un authentique « Protée, » et répondant d’autant mieux aux exigences du type qu’il apporte plus de soin à se maintenir soi-même en dehors de ces images diverses qui, de page en page, défilent sous nos yeux ? (Car il faut à coup sûr que le critique allemand l’ait bien peu compris, pour s’aviser de lui préférer, à ce point de vue, de pseudo-Protées tels qu’un Walter Pater ou un Herman Grimm, qui, tous deux, se sont bornés à revêtir sans arrêt de masques différens l’invariable expression de leurs propres croyances, sentimens, ou pensées ! )