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« objective. » Aussi bien cette ambition n’a-t-elle jamais été, chez Brunetière, qu’un « postulat » purement abstrait ; car « tandis qu’en théorie il exigeait une critique déduite de principes immuables, en pratique il exerçait la même critique subjective qu’il avait condamnée chez ses devanciers. »


Encore la pauvreté scientifique de l’œuvre de Brunetière nous serait-elle indifférente, si cette œuvre possédait la qualité d’être vivante, et de nous apporter le reflet d’une individualité originale ; si, dans les quarante volumes dont elle est formée, nous voyions transparaître souvent un nouvel aspect des choses. Nous ne nous affligerions pas autant de l’impuissance de l’écrivain français à découvrir pour ses jugemens un critère objectif, si la critique subjective qu’il pratique en fait avait de quoi y suppléer par sa propre valeur… Mais pour qu’une critique subjective ait quelque valeur, il faut qu’elle traduise une personnalité riche et vigoureuse. Or, tel n’est pas le cas, dans l’action que produit sur nous l’œuvre de Brunetière. Sa personnalité esthétique n’est pas assez complexe : il n’est pas le Protée que doit être le véritable critique. Il n’a pas le pouvoir de se changer en d’autres âmes, ni même de jouir de l’œuvre d’art simplement en raison de son essence artistique. Bien plus, il n’est pas en état de concevoir un peu profondément la nécessité intime de l’œuvre d’art : toujours il entend que celle-ci justifie son existence en se mettant au service de tâches sociales, « idéales, » ou autres…

Nous touchons ici au point le plus significatif, pour notre connaissance de l’esprit de Brunetière. Cet esprit nous fait voir ce que les compatriotes de celui-ci appellent une mentalité simpliste, c’est-à-dire un tour de pensée qui, involontairement, simplifie toutes choses… La vérité est faite de nuances. Le type intellectuel que représente Brunetière ne sait point percevoir ces nuances, mais se borne à envisager un petit nombre d’idées ou de faits dominans… Et de même encore l’œuvre de Brunetière nous déçoit au point de vue proprement humain. Rappelons-nous l’enrichissement de vie dont nous sommes redevables aux grands critiques du siècle passé, à un Sainte-Beuve, à un Jakob Burckhardt, à un Walter Pater, à un Herman Grimm ; et comparons-y ce que nous offre la critique de Brunetière ! Nous sommes aujourd’hui accoutumés à tenir le grand critique pour l’un des plus hauts parmi les types éternels de l’humanité. Mais précisément parce que le type nous apparaît aussi haut, nous jugeons avec plus de rigueur ceux qui n’arrivent pas à le réaliser.


Infortuné Brunetière, victime de « l’habitude » qu’a prise M. Curtius de placer trop haut le « type éternel » du critique ! Et c’est pour aboutir à ces « conclusions » que l’auteur allemand s’est livré à un travail d’analyse proprement incroyable, découpant en des milliers de « fiches » les quarante volumes de Brunetière, — sans compter une foule d’articles encore non recueillis, — au point de pouvoir nous en dresser, s’il lui plaisait, un vaste « répertoire analytique, » dont son