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Brunetière ? Tout d’abord, l’œuvre de celui-ci ne posséderait, à l’en croire, aucune valeur historique.


Brunetière écrit moins l’histoire de la littérature française qu’à propos de cette histoire. Toutes ses œuvres critiques ne sont jamais que des chapitres d’un Discours sur l’Histoire de la littérature. Il n’a ni l’instinct ni le goût des recherches documentaires. Les enchaînemens historiques, la peinture des courans intellectuels, l’indication des origines et des influences, l’étude de la figure individuelle des auteurs, en un mot tout ce qui constitue l’« information historique, » tout cela nous apparaît chez lui écourté et comme écrasé sous l’appareil des constructions spéculatives. Suivant le reproche d’un critique allemand, il substitue à l’examen des sources historiques une suite de solutions a priori, et souvent erronées dans leur simplicité.


M. Curtius ne veut pas même reconnaître une portée « historique » à l’incomparable Manuel de Ferdinand Brunetière. « Le lecteur qui recourt à ce livre afin de s’orienter sur l’histoire de la littérature française est contraint de s’avouer, en fin de compte, qu’il a eu l’occasion d’assister à une série de débats sur l’Individualisme et le Sens Social, sur le Réalisme et l’Idéalisme, etc., mais que sur la réalité historique il n’a appris que fort peu de chose. » Et non seulement Brunetière a le tort de sacrifier toujours la « réalité » à ses « théories : » mais ces théories elles-mêmes ne sauraient être prises un instant au sérieux. « Toute sa conception de l’histoire littéraire est foncièrement antiscientifique. » Lorsque, par exemple, il nous propose, comme mesure de la valeur historique d’une œuvre, la considération de ce qui manquerait à l’ensemble de la littérature d’une époque si l’œuvre en question n’avait pas existé, le critique allemand ne voit là qu’un « vestige des vieilles traditions esthétisantes du temps de La Harpe. » Le prétendu emploi d’une « méthode évolutive » dans l’histoire et la critique littéraires n’aura été qu’un paradoxe « insoutenable, » qui « n’a laissé aucune trace et ne représente pour nous, aujourd’hui, qu’une simple curiosité. » Pareillement il fallait que Brunetière se trouvât tout à fait étranger dans le monde des idées (l’expression serait, nous assure-t-on, d’un critique français) pour « n’avoir pas reconnu sur-le-champ la faiblesse misérable de sa théorie de l’évolution des genres. » L’erreur qu’il a commise résultait d’une confusion puérile, — et M. Curtius se sert même d’une épithète plus méprisante encore, — touchant les deux significations différentes du mot « genre, » telles qu’il les rencontrait dans l’esthétique et dans l’histoire naturelle.

Non moins puérile, l’ambition de créer ou de justifier une critique