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s’était mis à m’improviser une de ces « théories » dont on peut bien dire qu’elles lui jaillissaient sans effort des lèvres ou de la plume en toute circonstance, et d’emblée merveilleusement claires, ordonnées, et vivantes, prêtes à affronter les plus rudes assauts. Sa théorie de ce jour-là consistait à m’expliquer comment les lettrés étrangers, et en particulier les compatriotes de son vénéré maître Schopenhauer, se trouvaient excellemment à même de comprendre, chez lui, le sens et la portée véritables de doctrines qui dérivaient toujours, en fin de compte, d’une conception « transcendante » du misérable néant de notre nature. Je me le rappelle assis à la terrasse du Casino de K…, s’amusant à faire tourner sur sa canne son élégant chapeau de feutre clair, mais bien plus encore à « composer » savamment l’ingénieux édifice de son paradoxe, pendant qu’à cent pas de nous, dans le kiosque du parc, un admirable orchestre entremêlait aux tendres supplications de la femme et de la mère de Coriolan les refus obstinés du héros romain. « Oui, mon bon ami, — me disait Brunetière avec son charmant sourire juvénile de ces lointaines années de loisir et de santé, — vous verrez qu’un jour, quand je ne serai plus là, l’étranger sera le premier à me rendre justice ! »

Ces paroles me sont naturellement revenues en mémoire lorsque l’autre semaine, j’ai appris la publication d’un livre allemand intitulé : Ferdinand Brunetière, contribution à l’histoire de la critique française. La boutade de mon cher compagnon de voyage se serait-elle changée en une prophétie, et serait-ce vraiment du dehors que nous viendrait sur lui, pour ainsi dire, le premier jugement solennel de la « postérité ? » Hélas ! je ne puis dire combien m’a tristement déçu la lecture de la « contribution » de M. Curtius. Celui-ci a beau nous faire entendre qu’il « doit beaucoup » à Brunetière, qu’il « a vécu des années dans l’intimité de son œuvre, » que personne n’admire plus que lui « l’étendue de cette œuvre et son intensité : » la manière dont il l’apprécie atteste une ignorance complète, à la fois, du grand rôle qu’il a joué parmi nous depuis un quart de siècle et de l’âme d’artiste qui bouillonnait en lui. Et quand ensuite M. Curtius ajoute qu’il a soigneusement pris garde à « ne pas se laisser influencer par les voix des amis ou élèves de Brunetière, » je ne puis me défendre de songer que ces ‘ « voix » auraient eu chance de lui épargner maintes erreurs fâcheuses, résultant d’une attention trop exclusive à la « lettre » d’une œuvre dont l’ « esprit » lui est toujours resté entièrement étranger.

Veut-on savoir, en effet, à quelles « conclusions » l’a amené sa patiente et minutieuse analyse des moindres écrits de Ferdinand