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virus inoculé a fait son œuvre. Mais avant que l’affection cancéreuse ait atteint son développement, la pauvre petite sera morte de la poitrine. Elle est tuberculeuse jusqu’aux moelles. Donnat le sait de science certaine et plus que certaine. Il ne peut pas se tromper. En mettant son oreille — cette oreille réputée pour sa finesse dans le monde médical — contre cette poitrine en déroute, il sait ce qu’il va y entendre une fois de plus : ces souffles et ces râles qui ne laissent à un praticien exercé aucun doute sur la nature et sur l’implacabilité du mal. C’est ici cette scène de l’auscultation, une des plus brèves, une des plus angoissantes, qu’il y ait au théâtre. Pendant qu’il écoute, et qu’il questionne, la voix du médecin s’altère, s’irrite. « Alors, dit la malade, je suis perdue. — Alors, réplique le médecin, vous êtes sauvée ! » C’est dans ce mot que réside tout le drame. C’est le brusque coup de théâtre. Le mal mortel, Donnat l’a inoculé non pas à une moribonde, mais à une vivante. Il est un assassin, parfaitement, et d’une espèce particulièrement haïssable : l’assassin scientifique. C’est le nom que sa femme lui jette au visage, c’est celui que lui crie toute la salle. Cet assassinat a été commis froidement. A l’horreur morale qu’il nous inspire s’ajoute une sorte d’horreur physique. Dans un rapide élan de notre imagination, nous assistons à toutes les phases de cette mort lente, à l’envahissement de l’être par le poison. Nous avons une vision de tumeur qui s’étend, de chairs qui se décomposent. Nous souffrons dans notre corps… Telle est cette atroce révélation.

Elle bouleverse Donnat comme nous-mêmes ; toutefois elle ne produit pas chez lui une subite conversion ; elle ne lui dessille pas aussitôt les yeux. Cela est d’une observation psychologique très juste et très pénétrante. Il faut un certain temps aux impressions les plus violentes pour descendre en nous et y faire sur notre conscience un travail de renouvellement. Au premier instant, ce qui s’éveille en nous c’est la combativité. Nous nous raidissons. Nous voulons avoir eu raison. C’est une forme de l’instinct de conservation. Donnat plaide sa propre cause. Et, à travers les discours qu’il prononce sous le coup de l’émotion, se dessine le type de savant qu’il a été pendant toute sa carrière. Savant, il l’est comme d’autres sont dévots. C’est pour lui que la science est une idole : sa psychologie est celle du croyant. On le traite d’orgueilleux ; mais ce n’est pas de lui-même qu’il est infatué ; ce n’est pas de sa propre supériorité qu’il est convaincu ; ce n’est pas à son infaillibilité personnelle qu’il a foi : ce qui lui inspire une confiance inébranlable, ce sont les méthodes de la