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judiciaire, ce qui d’ailleurs ne l’empêche pas, pour ses affaires et dans la vie courante, d’avoir son frère Austin ou quelque « chrétien » à ses gages, pour prêter serment en justice en son lieu et place.

Longtemps chef reconnu du petit groupe des libres penseurs anglais, Holyoake eut la surprise de se voir d’abord concurrencé, puis supplanté dans les faveurs des « athéistes » par un jeune rival, ardent et passionné, aux cheveux sombres et au regard noir, dont la rapide célébrité fit quelque peu pâlir la sienne, grâce surtout à des scandales politiques habilement utilisés, je veux dire Charles Bradlaugh. L’histoire des relations de Charles Bradlaugh avec Holyoake est celle d’une jalousie réciproque et inavouée, d’une coquetterie affectée, qui n’empêche pas les brouilles fréquentes et supporte mal les raccommodemens précaires. Holyoake publie le Reasoner ? Bradlaugh lance un journal rival, l’Investigator, que Holyoake s’empresse, au reste, de vendre dans sa boutique de Fleet street. Plus tard, c’est Holyoake qui éditera la Secular Review pour battre en brèche le National Reformer de Bradlaugh, de sorte qu’ils seront à deux de jeu. En fait de susceptibilité, d’aigreur, ils n’ont rien à s’envier, et ne peuvent rien se reprocher. Ils sont en procès fréquens. N’empêche que, lors d’une grave maladie de Holyoake, Bradlaugh ouvre les colonnes de son journal à une souscription en faveur de son confrère. Et pareillement, après la mort de Bradlaugh, Holyoake organisera lui-même une collecte pour sa veuve ; il parlera abondamment et « laïquement » sur sa tombe.

Sous la rivalité des personnes, il y avait une divergence de doctrines qu’il n’est pas inutile de faire ressortir pour montrer ce qu’était en réalité l’irréligion chez Holyoake. Tandis que Bradlaugh, violent en idées comme en paroles, professait un athéisme combatif et outrancier, une négation absolue, sûre d’elle-même, Holyoake ne voyait, dans ce qu’il appelait du nom de « sécularisme, » qu’un rationalisme intellectuel doublé d’anticléricalisme politique. Il rejette le mot athéisme comme impliquant une négation dogmatique de l’existence d’un être suprême ; il est purement « agnostique, » et remercie Huxley d’avoir inventé le mot. Il ne veut considérer qu’un monde, le monde présent, lequel contient déjà assez de problèmes pour occuper l’humanité, et en dehors duquel rien ne peut exister que