Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/397

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour une imagination d’apôtre un tel argument devînt une obsession, finalement victorieuse. Les âmes genevoises pouvaient être une terre ingrate, mais l’emplacement géographique de Genève était plein de promesses. Il fallait que la Réforme s’y implantât, pour que de là elle rayonnât et régnât. Et du reste, quelque médiocre idée qu’il eût de Genève, Calvin pouvait-il en conclure que son Dieu n’avait pas des vues sur elle ? Calvin possédait sa Bible : Jéhovah, à certaines heures, n’avait pas eu plus à se louer de son peuple qu’il n’avait eu, lui, Calvin, à se louer des Genevois.

Les répugnances mêmes qui l’éloignaient des Genevois finissaient par apparaître à son âme mystique comme une raison nouvelle de s’acharner sur eux, et de faire du « peuple de grenouilles » le peuple de Dieu. « L’exemple de Jonas, insistaient les pasteurs de Zurich, doit te montrer combien il est dangereux de résister à l’appel du Seigneur. » Cette résistance, n’était-ce pas le péché luttant contre la Grâce ? Peu à peu Calvin cédait, et sa décision se formulait : « J’offre mon cœur, comme immolé, en sacrifice au Seigneur… Je soumets à l’obéissance de Dieu mon esprit enchaîné. » À la date du 13 septembre 1541, le greffier du Conseil inscrivit dans les registres que M. Calvin venait de rentrer, et qu’il s’était « offert d’être toujours serviteur de Genève. »


III

Ce serviteur rentrait en maître, et il devait le prouver, il n’eut jamais les prérogatives légales d’un maître. Dans cette Genève où les non-citoyens n’étaient rien, il ne se fit même recevoir citoyen qu’en 1559. Il n’était, au point de vue civique, qu’un hôte ; et cela lui plaisait, sans doute, de n’être apparemment qu’un néant, un néant devant Genève, comme un néant devant Dieu. Mais il revendiqua et sut obtenir, pour Dieu, des prérogatives légales ; et, dès lors qu’elles furent reconnues, ce fut lui qui parla, au nom de Dieu ; et son néant devint tyrannie.

La force de cet homme, qui devait transformer Genève et presque la recréer, ne s’appuya sur aucun plébiscite, sur aucun texte de loi, sur aucun privilège personnel, mais sur un livre, la Bible, livre contenant la parole de Dieu, dont lui, Calvin, était l’interprète. Genève devint la sujette d’un livre.