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du corps, chansonnier grivois de maints fredons risqués, de qui les gaillardises de langage amusent sans offenser ; d’Argenson, froid, résolu, pénétrant, passionné pour son métier de ministre, véritablement attaché à la Reine, qui n’affectionne pas moins son « cher Cadet. »

Autour de ces grands sujets, s’empressent d’autres familiers agréables ou édifians : le vieux Nangis, chevalier d’honneur, aux galanteries surannées, le bailli de Saint-Simon, champion du cavagnole, le marquis de Razilly, fameux joueur de piquet, les Broglie, les Noailles, le cardinal de Tencin, le saint évêque d’Amiens…

Arrivant dans un monde si nouveau pour lui, si différent des milieux qu’il avait fréquentés jusqu’alors, transporté d’une cour abandonnée au plaisir, dans une autre livrée à la dévotion, Moncrif s’adapta sans efforts aux conditions délicates de sa nouvelle existence.

Accueilli d’abord avec réserve, il sut bientôt par son tact et sa discrétion, par sa bonne grâce souriante, son inlassable complaisance et sa gaieté verveuse, se concilier la faveur générale. Ce fut certainement le chef-d’œuvre de ce grand stratégiste mondain, qu’une si complète victoire, sur un champ de bataille aussi difficile. Non seulement, il réussit à plaire, mais il parvint à s’imposer, à devenir l’oracle le plus écouté du petit aréopage royal. Marie se prend pour l’enchanteur d’une prédilection qui dure jusqu’à sa mort. Elle le choisit pour directeur intellectuel, et lorsqu’elle accueille ses amis, il n’y a plus de bonnes causeries sans Moncrif discourant dans son coin réservé, le « Fauteuil, » ainsi qu’on l’a baptisé, tant il est devenu comme un meuble immuable du salon conquis par son esprit.

Le fin jouteur mena sa partie avec une sûre maîtrise. Pour un temps, il renonce aux petits vers, aux complimens musqués, aux impromptus galans et, la Reine étant pieuse, se lance dans la piété.

Elle lui inspira des Cantiques spirituels, dont l’intention vaut mieux certainement que la forme et l’exécution. S’ils ont pu gagner le ciel au chrétien, la miséricorde divine est vraiment infinie, car le poète a dix fois mérité l’enfer !

L’ancien rimeur de priapées, momentanément repenti, aborde les sujets édifians, pour alimenter la tendre dévotion de sa religieuse maîtresse. Il s’applique à chanter la Loi de Grâce,