Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/348

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Poète, mauvais métier qui fait mourir de faim son homme ou le fait pendre, » vitupère l’avocat Mathieu Marais, admirateur pourtant de La Fontaine.

« Malheureux, ceux qui s’engagent témérairement dans une carrière si ingrate et si dangereuse ! Citoyens inutiles à leur patrie, à leurs amis, à eux-mêmes ; sans industrie, sans profession réglée, sans occupations, ou se faisant des occupations pires que l’oisiveté ; courant sans cesse vers une gloire qui les fuit ; attendant toujours des récompenses qui n’arrivent jamais ; ils passent leur vie à maudire l’ingratitude du siècle, le mauvais goût des lecteurs et parviennent enfin à une vieillesse indigente, qui est la honte et la peine de leur inutilité. »

Qui lance ce désolant anathème ?… le propre successeur de Racine, Valincour, recevant, en 1724, le président Portail à l’Académie.

Bâtonné au pont de Sèvres par le chevalier de Rohan, Voltaire, qui vient se plaindre au Régent, n’obtient en réponse qu’un dédaigneux persiflage : « Monsieur Arouet, vous êtes poète et vous avez reçu des coups de bâton… Cela est dans l’ordre et je n’ai rien à vous dire. »

Ainsi ravalés dans l’ordre social, les écrivains sentaient avec amertume la défaveur attachée à leur état. Ils l’éprouvaient d’autant mieux, qu’elle entraînait à l’ordinaire pour eux un grand délabrement de pécune. Pour la plupart, gens d’extraction modeste et de petite bourse, ils ne pouvaient guère espérer subsister de leur plume ; l’impérieuse nécessité les contraignait alors de vivre au jour le jour et, pour avoir du pain, d’accepter des besognes de rencontre.

De telles ressources, fort minces toujours, n’étaient pas moins aléatoires. Aussi les voyait-on verser trop souvent dans la plus crasseuse bohème.

« Il fallait faire pauvre chère, écrit M. Maurice Pellisson. Aux bons jours, on dînait à six sous chez le traiteur, mais d’autres fois on devait se contenter de se rappeler qu’on avait dîné la veille. Ces apprentis littérateurs n’avaient, comme on pense, qu’une garde-robe sommaire et souvent bien fatiguée. Ils allaient par la ville en piteux équipage, « bas troués, souliers percés, cheveux plats et ébouriffés, » avec « une redingote de peluche déchirée ou quelque mauvais habit noir dont les coutures commençaient à marquer. » Quant à leur gîte, ils le prenaient