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qui lui permettraient de risquer le geste précis et efficace qui faisait de lui autour de la table diplomatique le plus redoutable des joueurs. Son attente ne devait pas être déçue. Elle ne devait pas même être de longue durée. La question orientale allait ébranler l’édifice, dont M. de Bismarck avait posé les dernières pierres de mai 1884 à février 1885[1]. »

M. de Freycinet nous raconte qu’en 1889, le comte de Munster, ambassadeur d’Allemagne à Paris, avec lequel il entretenait depuis quatre ans d’aimables relations, vint le voir et lui dit à brûle-pourpoint devant sa fille, la comtesse Marie : « Quel intérêt vous pousse donc à vous rapprocher de la Russie ? Croyez-moi, rien de bon ne vient de l’Est. » Cette boutade me rappelle un mot à peu près semblable, mais dans un autre sens, que j’entendis, il y a quelques années, à Luxembourg. Comme je consultais un habitant sur le temps qui me semblait douteux, il me répondit en montrant la direction de la frontière prussienne : « Cela va se gâter, monsieur, car le mauvais vent vient de Prusse… »

M. de Munster, qui avait séjourné à Saint-Pétersbourg comme chargé d’affaires, avait remporté de ce séjour des souvenirs peu agréables. Il critiquait amèrement les Russes, blâmait leur incurie, relevait tous leurs défauts. Il paraissait plus favorable aux Anglais et surtout aux Français, dont l’esprit et la culture lui agréaient fort. « Mon cher comte, lui répondit M. de Freycinet, il existe entre les Russes et nous une vieille sympathie qui s’est manifestée durant le premier Empire et plus tard sous les murs de Sébastopol. Il est du reste bien naturel que nous cherchions un contrepoids à votre Triple Alliance. » Naturellement, M. de Munster se récria, comme tous ceux qui, appartenant à ce groupement politique, ne cessent de le faire, surtout à l’heure où ils renforcent leurs liens. « Où en est la nécessité ? dit-il. Cette Triple Alliance ne vous menace pas, tandis que vous qui êtes des batailleurs, si vous parvenez à vous souder à la Russie, vous nous attaquerez. » Lors de la formation de la Duplice, M. de Bismarck avait tenu le même langage à notre ambassadeur à Vienne, M. Teisserene de Bort, qui avait transmis ces assurances pacifiques au quai d’Orsay. M. de Freycinet, qui était moins confiant, protesta doucement.

  1. L’Allemagne et la France en Europe. 1 vol. in-8. Alcan, 1913.