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cependant bien tolérante, s’établirent auprès des grilles du Corps législatif ou à proximité. Là se placèrent notamment les chefs blanquistes et les internationaux, Millière, Delescluze, Régère, Miot.

Derrière eux roulait le flot humain, presque tout Paris, semblable à une formidable marée montante. Dans cette mer humaine, comme dans l’autre mer, on distinguait un courant rapide qui marquait son sillon ininterrompu à travers la surface unie : c’étaient les groupes organisés. On y voyait les anarchistes à la barbe touffue, au regard farouche ; les voyous à blouse blanche, éclaireurs de toute émeute ; les souteneurs effrontés et les repris de justice gouailleurs ; les orateurs des réunions publiques, le nez au vent ; les avocats jacobins aux airs importans ; les affamés d’ambition ou de vengeance, radieux. A travers ces divers groupes se glissaient, les écoutant et les excitant tour à tour, des messieurs en redingote, coiffés de képis neufs (signe de ralliement des chefs), dont les manières d’éducation supérieure se décelaient, malgré l’application à ne point se distinguer du commun. La foule émue, inquiète, troublée, mais sans mauvaise colère ou dessein prémédité, accompagnait, allant aux nouvelles plus qu’à l’action, aussi facile à retenir qu’à lancer, disposée à subir les impulsions, nullement prête à les donner.

L’accès du Corps législatif était interdit au public, gardé jusqu’à une certaine distance par des gendarmes à pied et gardes de Paris. Derrière les uns et les autres, étaient massés, comme soutiens, les sergens de ville, et derrière la grille d’entrée, sur le quai et sur la rue de Bourgogne, des soldats de ligne. Des émeutiers, déguisés en gardes nationaux ou vêtus en civil, arrivaient par petits groupes. Comme le pont était barré, ils s’entassaient sur la place ou sur le quai des Tuileries. Les nouvelles à sensation circulaient : la République était proclamée à Lyon et à Marseille avec la complicité de la troupe ; l’Impératrice avait envoyé son abdication à la Chambre.

Dans la salle des conférences frémissaient confusément les colloques passionnés, les controverses ardentes en va-et-vient agité. Des exclamations et des interrogations ; un échange fiévreux de renseignemens et de projets ; des rapprochemens inattendus ; des délaissemens subits qu’on ne prenait pas la peine d’expliquer ; les plus ardens naguère à aduler devenus les plus déchaînés à maudire ; enfin le sauve-qui-peut personnel