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XXVI

La démagogie était provisoirement rentrée dans l’ombre. Le Corps législatif, au contraire, n’avait pas pris son parti de disparaître et il essaya de rassembler ses débris. Aucun de ses membres n’avait été maltraité. Seul son président, assailli par d’anciens grévistes du Creusot, n’était revenu chez lui que les vêtemens en lambeaux, le grand cordon arraché, aux cris de : « Voilà l’assassin de nos frères ! »

La majorité, qui s’était tenue dans la situation équivoque de ne pas défendre l’Empire et de ne pas le remplacer, voulait maintenant que l’invasion de la Chambre la défiât de tout scrupule. Elle se réunit avec quelques membres de l’Opposition, le vice-président Leroux remplaçant Schneider, dans la salle à manger de la présidence. Garnier-Pagès débita un réquisitoire violent contre l’Empire et conclut en invitant à se rallier au gouvernement en train de se fonder à l’Hôtel de Ville. De nombreux députés se lèvent et protestent : « Jamais ! » D’autres crient : « C’est 1848 recommencé ! — Vous n’êtes pas le pays ! C’est une honte ! C’est un guet-apens ! » Buffet, debout, domine cette agitation. « Ce que j’ai servi surtout, dit-il, ce que j’ai toujours défendu, c’est la liberté, c’est le droit de discussion ; ils sont méconnus, violés, et, dussé-je engager ma vie, je ne consentirai jamais, non, jamais, pour l’honneur de mon pays, à reconnaître le gouvernement qui s’élève sur les ruines de la liberté et du droit. »

Des bravos enthousiastes éclatent ; on se lève, on serre les mains de l’orateur, on se consulte, on s’excite aux résolutions énergiques. L’émotion redouble à l’arrivée de Tachard et d’Estancelin ; ils annoncent que le peuple a envahi les Tuileries abandonnées par l’Impératrice, que l’agitation est extrême dans Paris, que, le Corps législatif délibérant, un nouvel envahissement est à craindre. Dréolle propose d’envoyer un certain nombre de députés à l’Hôtel de Ville, vers les collègues qui s’y sont rendus ; Garnier-Pagès s’offre à conduire les envoyés désignés. Thiers conseille de voter d’abord sur le rapport de Martel, de faire ici ce qu’on n’a pas pu faire dans le lieu ordinaire des séances afin qu’il y ait délibération acquise ; ensuite on reviendrait à la proposition de Dréolle. On procède ainsi.