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recevions, le prince de la Tour d’Auvergne, mon voisin au Conseil, me répétait : « Tout s’écroule. » Et en effet tout s’écroulait depuis la déclaration de guerre. L’heure du renversement paraissait être irrévocablement arrivée. Il faut donc bien le reconnaître, personne n’était jaloux d’engager son existence ou sa responsabilité au milieu des désastres qui nous menaçaient de toutes parts. On vient souvent nous dire aujourd’hui : Pourquoi n’a-t-on pas proposé telle chose ? Je serais fort en droit de répondre : « Mais pourquoi ne l’avez-vous pas fait vous-mêmes ? Pourquoi n’en avez-vous pas au moins donné l’idée ? »

L’abstention des ministres serait inconcevable sans cette explication. Comme l’Impératrice, ils estimaient toute résistance vaine ; ils ne se croyaient pas le droit de conseiller l’abdication ; ils répugnaient à s’associer à la déchéance ou à la faciliter, quoiqu’elle leur parût inévitable, et ils attendaient. Quoi ? qu’un emportement de l’assemblée, qu’une secousse de la rue les dispensât de la cruelle nécessité d’adopter une résolution qui, quelle qu’elle fût, serait subversive des institutions confiées à leur loyauté.

Dans les situations périlleuses, il n’y a jamais qu’un parti efficace. Dès qu’on ne le devine pas, quoi qu’on décide, on ne peut rien faire de bien, on est condamné à périr. Telle était la condition du ministère Palikao. Après nos premiers désastres et la retraite de Bazaine, il n’y avait encore qu’un seul parti à adopter : rappeler à Paris l’Empereur et l’armée de Mac Mahon. Dès qu’on ne l’avait pas compris, ce n’étaient pas quelques mesures plus ou moins bien prises qui empêcheraient la ruine inévitable. Les ministres, écrasés du poids de leur responsabilité, le sentaient mieux que tous et, désespérés, ils s’abandonnaient à l’imprévu. De plus, Palikao, brisé par la nouvelle, heureusement fausse, de la mort de son fils, avait à peine la force de dominer sa douleur et de penser à l’intérêt public. Mécontent de l’Empereur, sans sympathie pour l’Impératrice, il présidait à l’écroulement avec une morne indifférence. Enfin l’Impératrice ne se dissimulait pas que le seul usage qui lui restât à faire de son pouvoir, si on le lui maintenait, était d’ouvrir des négociations pour la paix ; elle se rendait compte que cette paix serait achetée par de durs sacrifices et probablement par une cession de territoire, plus ou moins importante ; elle ne voulait pas s’y résoudre, elle préférait se laisser aller à la chute, et passer à d’autres cette tâche cruelle.