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moins certains d’entre eux, et nous les fait aimer. Son héros a toute sa tendresse. Dès le début, il le plaint autant que Marouf se plaint lui-même, et c’est pourquoi la plainte, ou la complainte conjugale du pauvre savetier s’enveloppe d’harmonies mélancoliques, de caressantes et compatissantes modulations. Un échange de saints, un dialogue matinal avec un voisin, l’arrivée de quelques amis, la rencontre inattendue de Marouf et d’Ali, il n’est pas un seul de ces menus épisodes, qui ne prenne en musique, ou par la musique, une grâce affectueuse, un charme de douceur et de bonté. Mais surtout l’unique scène d’amour, entre Marouf et la princesse (fin du troisième acte), est, dans cet ordre-là, quelque chose d’exquis. Les époux sont demeurés en tête à tête. Après deux heures environ d’une musique toujours alerte et vive, aux rythmes pimpans, aux notes piquées et pointées, on attend, on souhaite une sorte d’effusion et de détente sonore. Et voici justement qu’elle se produit. Voici que les formes s’allongent et que s’estompent les contours. La mélodie s’épanche, tombe et retombe en nappes étalées. Des harmonies se dénouent et se dégradent mollement. Partout flotte une vague tendresse. L’épouse a levé son voile et devant sa beauté, pour la première fois ébloui, le rusé coureur d’aventures perd contenance, et même connaissance. Les darnes du harem s’empressent à son secours. Une drôle de petite musique d’Orient les accompagne. Mais la princesse les congédie. Quelques mois échappés à Marouf défaillant : « pauvre… savetier… le Caire,  » l’ont tout à l’heure inquiétée. Elle doute, elle rêve un moment, tandis qu’on entend là-bas, et tout bas, le gloussement des sultanes captives. Alors elle se penche et, comme elle curieuse, un peu, troublée comme elle, la musique s’incline sur le dormeur inconnu. « Que m’importe ! Il est jeune et je suis satisfaite. » Ce que disent ici, tout uniment, de médiocres paroles, la musique trouve mille moyens, et les- plus délicats, les plus subtils, de le dire. Elle le dit par le chant, par la symphonie, par des modulations, des sonorités savoureuses et fondantes, par je ne sais quel tendre épanchement de tout son être. De plus en plus elle cède, elle descend, elle s’approche, et c’est elle vraiment, c’est la musique même, encore plus que l’épouse, qui dépose enfin sur les lèvres de l’époux mystérieux le premier baiser d’amour.

Avec ce poétique épisode, mainte page concourt à la tenue, au soutien d’une œuvre qui risquerait sans cela de paraître éparse et papillotante. L’esprit classique inspire, et surtout ordonne tel ou tel passage ; il en fait, sans nuire à l’action, à la situation, à l’expression des caractères, un véritable fragment (allegro, andante,