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embrasser sa mère mourante. Ce réconfort apporté aux foyers populaires, ce supplément de tendresse et de pitié, n’est-ce pas le meilleur gain de ces postes dont nous sommes si fiers ?

Pour les riches contemporains, cliens habituels du télégraphe, abonnés aux téléphones urbains et ruraux, le bon marché des timbres les touche peu ; ce chapitre de leur budget est quatre ou cinq fois plus élevé qu’au temps où le port des lettres coûtait quatre ou cinq fois plus cher. Des seigneurs, sous Louis XV, ne dépensaient pas 150 francs par an de ce chef et de gros bourgeois déboursaient à peine 50 francs.

La lettre portée par la vapeur, la phrase écrite au bout d’un fil, ou même sans fil, à travers l’espace par un courant électrique, la conversation de deux interlocuteurs éloignés de quinze cents kilomètres, ces phénomènes, qui passeraient pour invraisemblables, si nous n’en usions tous les jours, sont encore « aimés pour eux-mêmes » par des créatures moins blasées : un Chinois, un Sénégalais, se payent cinq francs de chemin de fer pour aller n’importe où et revenir, sans descendre, comme les enfans se payent deux sous de chevaux de bois et, pour les Arabes d’Algérie, le téléphone est un jouet si amusant qu’ils en usent pour le plaisir et qu’on a peine à les en arracher.

Nous autres, Européens, si nous dégageons des appels téléphoniques superflus, des télégrammes inutiles et de ce fatras de papiers indifférens qu’apporte le facteur, les quelques lettres vraiment agréables ou nécessaires, nous constaterons que celles-là nos pères, pour les recevoir moins vite, les recevaient aussi il y a soixante-dix ans ; que, par conséquent, le résultat positif des organismes nouveaux sur les relations humaines n’est pas proportionné à la valeur propre de ces découvertes géniales qui honorent si fort l’esprit humain.

Mais ce qui est vrai pour les voyageurs et les correspondances, déjà transportés autrefois, bien que lentement, ne l’est pas pour les marchandises, hier inertes, que leur volume et leur poids semblaient, depuis l’origine du monde, attacher inexorablement au sol. La mobilité nouvelle des choses, ses conséquences sur la mentalité des gens, constitue la révolution, plus profonde que toutes les autres, à qui nous consacrerons un dernier article sur l’histoire des transports.


GEORGES D’AVENEL.