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spirituel, assez aimant, assez supérieur, pour chercher les raisons de ce changement, auquel je ne me suis pas fié tout d’abord.

« Elle m’offrait, suivant l’exécrable coutume des femmes de bonne compagnie, son amitié. Mais accepter son amitié, c’était l’absoudre de son crime. Je n’ai rien voulu. Ce ne devait pas être une épreuve, car c’eût été certes une insulte, une défiance. Je suis donc encore à chercher la cause de mon malheur.

« J’ignore si, négligeant par orgueil de la séduire, je l’ai perdue pour ne pas lui avoir assez plu, si elle s’est offensée d’être trop ou pas assez aimée, ou aimée comme elle ne voulait pas l’être. Je ne sais si j’ai blessé sa fierté, si j’ai mécon[ten]té son orgueil, si j’étais trop petit ou trop grand pour elle, si elle a frémi d’appartenir à un homme qui l’aimerait toujours, ou si elle a voulu humilier une supériorité qui l’humiliait.

« Peut-être aussi n’ai-je pas répondu aux idées qu’elle se faisait de moi, comme elle répondait à toutes mes croyances. A-t-elle trouvé qu’il fallait me sacrifier trop de choses ? Mais alors, elle ne m’aimait pas. Ai-je eu trop de foi dans ses paroles négatives, ai-je trahi ses désirs secrets, l’ai-je mal comprise ? Je me suis fait ces questions en pure perte.

« En effet ; j’avais devant moi un immense avenir pour dot. Je ne voulais rien que pour elle ; je voulais justifier son choix à tous les yeux. Dans mon ivresse, j’espérais la rendre fière de moi. Je croyais avoir l’instinct de son bonheur. Près d’elle, je m’abandonnais à des songes magnifiques, dont, par timidité, par pudeur d’amour, je ne lui disais que peu de chose, ayant peur de la devoir à une séduction, ne voulant la tenir que d’elle-même. J’ai dépouillé le moi, j’ai tâché de me rendre digne de ses premières paroles. Monsieur, c’est un abîme où je me perds.

« Peut-être suis-je, sans le savoir, accablé de son mépris pour avoir cru à sa cruauté froide, comme j’ai cru à son amour-Peut-être devais-je avoir de la hardiesse, peut-être cette froideur mortelle avait-elle un sens que je n’ai pas saisi. Peut-être ne m’a-t-elle pas pardonné d’avoir tenu sa parole pour sacrée, d’y avoir cru dans toute la force de l’innocence. J’étais timide comme une jeune fille, et j’aurais dû être hardi. Mais je hais le bonheur procuré par le viol, même joué par une femme ! Mais quel triste jeu jouait-elle ? Je ne m’arrête jamais à cette pensée, car alors je ne l’estimerais plus. Une femme est trop belle dans