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avoir pitié d’eux, je cachais sous la gaîté cette compassion amicale.

« Mais j’avais beau leur vendre la gloire, mon temps et mes talens pour un peu d’affection, je n’obtenais rien… rien, Monsieur. Le terrain se brûlait autour de moi, là, où, dans le monde, se posaient mes pieds. Pour les uns, ma complaisance était faiblesse ; leur montrais-je les griffes du lion, j’étais méchant. Pour les autres, le rire délicieux, auquel nous ne nous livrons plus, était un sujet de moquerie. Je les amusais !… Ah ! Monsieur, j’ai conçu les vengeances populaires contre ce monde de petitesse !

« Plus j’obéissais à cette multiplicité de sensations qui procèdent d’une imagination poétique, et qui n’exclut la logique ni dans les choses, ni dans les sentimens de la vie, ’moins j’obtenais de résultats. Le monde se courbe devant un homme pâle, froid, peu causeur. Il le hait ; mais il lui obéit. J’ai entendu vanter la puissance de ma séduction, et je n’ai jamais séduit personne. Ma parole, quoique procédant d’une conviction ardente, n’a jamais pu vaincre une résistance. J’ai toujours tout offert et l’on m’a toujours tout refusé. Gênes, riche et puissante, ne trouvait point de maîtres, et l’on se battait pour avoir les châtaignes de la Corse, qui voulait rester libre. Expliquez ce travers !… J’ai vu des imbéciles, de véritables niais, rencontrer des gens qui s’attachaient à eux, les établissaient, les conseillaient, les dirigeaient à travers les dangers du monde et du commerce, avec un sentiment paternel, tandis que les choses d’enthousiasmes, les sensations élevées, ne trouvent que des cœurs glacés.

« Le talent, comme une belle et grande musique, ne vibre qu’à une grande distance, et, de près, il assourdit. Les sots ont de la glu, sont de facile entendement, et, peut-être, leur allure toute simple a-t-elle des séductions, qui manquent aux gens passionnés, dont l’apparente mobilité doit effrayer le commun des hommes. Puis, un homme très haut situé ne donne jamais les plaisirs de la protection. Fier dans l’indigence, modeste au milieu des rayons de la gloire, il accable toujours, dans toutes les situations de sa vie, ceux qui l’approchent. De là ses misères.

« Le génie est comme la perle, le fruit d’une maladie. Le monde le met orgueilleusement à son front ; mais un rien le