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les deux personnages principaux seront Tikhon et le jeune garçon. Qui sait si je ne réussirai pas à créer, dans la personne de mon vieux moine, une figure grandiose, tout ensemble positive et vraie ? Aussi bien n’aurai-j« rien à inventer, mais seulement à représenter le véritable Tikhon, que je porte depuis longtemps avec tendresse au fond de mon cœur. Et il n’en restera pas moins que, si je parviens à le représenter tel que je le conçois, je regarderai cela même comme un magnifique exploit littéraire !


Telle est l’œuvre que nous aurait laissée Dostoïevsky, s’il avait pu disposer des loisirs d’un Tourguenef ou d’un Léon Tolstoï. Et que l’on ne nous dise pas, après cela, qu’il lui a été donné en fin de compte de réaliser, dans ses Frères Karamazof, « l’idée » qui l’avait ainsi ! « absorbé » et « tourmenté » durant des années ! Son dernier roman nous offre bien, il est vrai, l’esquisse rapide d’une figure de moine où nous sentons qu’il a voulu incarner le degré le plus haut de l’idéal chrétien ; et certes la création de cette figure inoubliable a pleinement de quoi nous apparaître un « magnifique exploit littéraire. » Mais-sans parler du rôle tout épisodique assigné, dans les Frères Karamazof, à ce « personnage principal » du roman rêvé, ne voit-on pas aussitôt la différence profonde des deux sujets, et combien il y a loin de l’histoire de Dimitri Karamazof faussement accusé du meurtre de son père à celle du « grand pécheur » employant toute sa vie à la « recherche de Dieu ? » Non, jamais le plus puissant penseur d’entre les romanciers ne s’est enhardi à revêtir de beauté artistique le « problème » qui, dès sa jeunesse, lui avait toujours tenu au cœur par-dessus tous les autres ! Jamais il n’a cessé de redouter que le poids de sa misère présente l’empêchât d’apporter encore au traitement de la question religieuse toute la perfection de forme et de fond qu’il aurait souhaitée ; si bien que, sans doute, il aura dû attendre d’année en année, jusqu’au bout, le « changement » providentiel dont il parlait jadis dans une de ses lettres, — l’avènement d’un miracle qui, en l’affranchissant du terrible souci de son pain quotidien, lui permettrait enfin de travailler librement pour sa propre gloire et pour l’ « édification » de sa chère patrie. Attente infiniment cruelle, à coup sûr, et dont la révélation achève de nous faire toucher du doigt la seule véritable « tragédie » secrète de la destinée de Dostoïevsky !


T. DE WYZEWA.