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de se vendre : mais quand ? Pas avant deux ans. Et, dans l’intervalle, il va-falloir que j’écrive autre chose, en vue de notre pain quotidien. Tout cela est profondément triste. Je sens qu’il est indispensable qu’un changement survienne dans ma situation. Oui, mais d’où pourra venir cet heureux changement ? »

Deux ans plus tard, — après maintes évolutions que nous laissent deviner les lettres de Dostoïevsky, — le grand roman reste toujours encore à l’étal de projet : mais l’auteur s’imagine avoir enfin arrêté un plan immuable, et dont il commence même à envisager sérieusement da réalisation. Sauf quelques variantes sur des points de détail, voici sous quelle forme il va dorénavant exposer son « idée, » — et quasiment dans toutes ses lettres, — jusqu’à ce milieu de l’année 1871 où son retour en Russie arrêtera soudain, pour nous, l’instructive et émouvante série de ses confidences épistolaires :


J’ai promis à l’Aube un travail des plus considérables, — écrit-il de Dresde le 6 avril 1870, — et je me propose d’en faire quelque chose de bon. Ce travail est déjà depuis deux ans à mûrir dans ma tête. L’idée est d’ailleurs celle dont je vous ai souvent parlé autrefois. Ce sera mon dernier roman ; il aura les dimensions de La Guerre et la Paix. Le roman sera constitué d’une suite de cinq grands récits, dont chacun pourra être vendu séparément. Le titre de l’ensemble sera : la Biographie d’un grand Pécheur. Mais chaque partie aura aussi un titre spécial.

L’idée fondamentale, qui imprégnera toutes les parties, est celle qui m’a tourmenté moi-même durant toute ma vie, consciemment ou non : c’est la question de l’existence de Dieu. Mon héros sera tantôt athée, tantôt fidèle croyant, tantôt membre fanatique d’une de nos sectes russes, et tantôt retombera dans son athéisme. Le premier récit, dont j’ai déjà fixé tous les détails, se déroulera dans notre société d’il y a trente ans. Mais surtout c’est sur le second récit que je place toutes mes espérances. Peut-être finira-t-on par être forcé de reconnaître que ce que j’écris n’est pas absolument vide de sens ! Toute cette seconde partie aura pour théâtre l’intérieur d’un monastère ; et j’y introduirai comme personnage principal le célèbre « voyant » Tikhon Zadonsky (naturellement sous un autre nom). De même que le véritable Tikhon, mon héros sera un archevêque retiré du monde dans la pieuse paix d’un monastère. Un garçon de treize ans, qui aura pris part à un grand crime, un garçon d’une intelligence très développée, mais foncièrement perverti (c’est un type que je connais bien), le futur héros du roman entier, aura été enfermé dans ce monastère par ses parens, à la fois en manière de châtiment et pour son instruction. De telle sorte que ce louveteau nihiliste se trouvera en présence du vénérable Tikhon. Sans compter que, dans le même monastère, je ferai également demeurer le philosophe Tchadaïef (toujours sous un autre nom, cela va de soi). Et puis il y aura des moines de toute qualité. C’est un milieu que je connais à fond ; le monastère russe m’est familier depuis l’enfance. Mais