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d’anciennes dettes afin de pouvoir ainsi obtenir de nouvelles avances, sans cesse tout cela lui interdit d’apporter à sa tâche le loisir et le soin qui seraient nécessaires ! De là ces cris de douleur que nous entendons jaillir de ses lettres, plus nombreux et plus pathétiques à mesure que l’infortuné se sent plus fatalement empêché de pouvoir jamais s’affranchir du poids de ses « besognes. » Avec quelle amertume il envie le sort privilégié de ses glorieux rivaux, un Tourguenef, un Gontcharof, un Léon Tolstoï, qui « disposent pour un roman de deux ou trois années, » tandis que lui-même est forcé de « bâcler » en six mois de grandes œuvres comme l’Idiot ou les Possédés.

Et d’autant plus qu’il n’y a pas un de ses romans à l’occasion duquel ne lui arrive une aventure de l’espèce de celle qu’il racontait, tout à l’heure, à sa nièce Sonetchka. Tout de même qu’il lui a fallu recommencer les Possédés, — car c’est de ce roman qu’il est question dans sa lettre, — vingt autres fois Dostoïevsky s’est aperçu par degrés de la présence d’un « défaut » qui viciait gravement une œuvre déjà plus ou moins avancée, et le contraignait, en fin de compte, à refondre son travail. « Au mois de novembre dernier, — écrivait-il déjà le 24 mars 1845, — j’avais terminé la rédaction de mes Pauvres Gens. Mais voici que, en décembre, j’ai résolu de les refaire de fond en comble ; après quoi, en février, je me suis mis encore aies polir et à les corriger. » Il se consolait alors en imaginant que « c’était le sort commun des œuvres de début, d’être ainsi constamment remaniées et améliorées. » Mais, hélas ! plus tard encore des scrupules tout pareils allaient renaître en lui à propos de chacune de ses œuvres nouvelles, — n’étant pas chez lui l’effet de l’inexpérience d’un débutant, mais bien de son besoin profond de perfection artistique. Nul moyen de résister à la voix intérieure qui lui enjoignait de jeter au feu les feuillets péniblement noircis depuis des semaines ; et cependant le Messager Russe, l’Aube réclamaient le roman promis, refusaient d’envoyer d’autre argent avant qu’il fût livré ; de telle sorte que voilà Dostoïevsky employant fiévreusement à sa tâche ses journées et ses nuits, avec l’horrible souffrance de songer que, cette fois encore, son œuvre s’en irait devant les hommes imparfaite et « manquée, » — misérable caricature du rêve merveilleux qu’il entrevoyait au fond de son cœur !

Écoutons-le soupirer et gémir sur cette imperfection fatale de son œuvre ! « Je suis pauvre, écrit-il le 9 mai 1859, et aussi faut-il que j’écrive en grande hâte, pour me procurer de l’argent. D’où résulte que je suis condamné à gâcher tout ce que je fais ! » Il vient d’achever