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mariera plus ; mais il entend que sa fille cadette, Lilli, ne coiffe pas sainte Catherine à son tour. On présente à Lilli un astronome destiné à s’éprendre d’elle et à devenir son époux ; mais la frivole Lilli ne réussit pas à aimer l’astronome, alors que la grave Charlotte s’en est éprise à première vue. Séduit tout d’abord par la grâce rieuse de Lilli, l’astronome s’en éloigne pour avoir constaté tout le vide de cette cervelle d’oiseau. Il se rapproche alors de Charlotte dont il apprécie la riche vie intérieure. Et le lecteur devine l’humeur nouvelle de l’astronome aux lettres de Charlotte à son amie, avant que Charlotte elle-même ait compris ce qui se passe dans son cœur. Cette subtile aventure d’amour, toute en nuances psychologiques, est contée à merveille. Il y a énormément d’esprit et un métier surprenant dans le déroulement de cette élégante intrigue. L’imbroglio finit à la satisfaction générale. La grave Charlotte épouse le grave astronome et la frivole Lilli épouse un jeune diplomate aussi écervelé qu’elle.

Un Marivaux aurait tiré de cette situation une exquise comédie, M. Heyse en a formé une exquise nouvelle, plus exquise par la maîtrise technique qui s’y découvre. Rien n’est plus scabreux que le roman par lettres. Ou bien l’on y échoue avec éclat (c’est un accident commun) et l’on produit une œuvre misérable ; ou l’on réussit brillamment et l’on frise le chef-d’œuvre, plus digne de ce nom en raison de l’extrême difficulté vaincue. Je n’hésite pas à gratifier les Deux sœurs de cette appellation de chef-d’œuvre dont je ne crois pas être prodigue.

Les nouvelles de Paul Heyse, — la franchise me fait un devoir de l’observer, — ne se maintiennent pas toutes à la même hauteur. Les plus récentes sont sensiblement inférieures aux plus anciennes. Mélusine (1894) contient encore des parties fort belles, mais l’étrange quiproquo, nœud de cette nouvelle, l’illusion de Mélusine se croyant aimée par Lucius, se produit dans des conditions si invraisemblables que tout le reste en est gâté. Et je n’aime pas du tout Une nuit vénitienne (1901), historiette à sensation où l’auteur cherche à communiquer un frisson bien vulgaire. Et je pense, enfin, qu’il eut mieux valu pour la réputation de Paul Heyse qu’il n’écrivit point Vroni (1891). On a lu Vroni quand on a lu ses meilleurs contes. Vroni semble fait d’élémens empruntés à Heyse lui-même. Heyse donne l’impression,