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pour moi le plus admirable sentiment ; la maison paternelle n’existe plus pour moi et ma patrie m’est fermée. J’ai été bien près de terminer ma vie et je ne sais pas encore si je pourrai supporter l’existence. Si vous ne me rendez pas la possibilité de revoir mes amis, je ne crois pas que j’aie la force de lutter contre ce que je souffre. Mon père, dans son délire, a souvent nommé le Premier Consul, et j’ai trouvé dans ses papiers un brouillon de lettre à l’Empereur actuel des Français qui lui atteste sur son honneur que je n’ai été pour rien dans son dernier ouvrage et qui lui demande, au nom des services qu’il a rendus à la France, de ne pas en bannir sa famille. J’aurais pu envoyer ce brouillon à l’Empereur et je vous le confierais à vous si vous y trouviez quelque avantage ; mais, au milieu de tant de prospérités, quel intérêt peut-on mettre à la voix des morts et de ceux qui voudraient les suivre. Vous seul avez, malgré tout l’éclat qui vous environne, une bonté qui permet au malheur de vous approcher. Sauvez-moi si vous le pouvez de la situation où je suis. Je vis ici dans un tombeau qui sera bientôt le mien, si mon exil ne se termine pas. Je n’ai plus la force de vivre loin de mes amis. Je n’ai plus dans ce monde un intérêt ni une pensée que le besoin de les rejoindre, et si l’Empereur pouvait voir dans quel état je suis tombée, il saurait qu’il ne fera qu’un acte de pitié en me laissant me traîner dans quelque coin solitaire auprès de mes amis.

Si cependant la fin de mon supplice n’est pas encore possible, si votre situation nouvelle ne vous permet pas encore de faire revenir une personne bien attachée à l’ordre de choses actuel, puisqu’il vous crée l’appui de la France et d’elle-même, envoyez-moi des lettres pour le cardinal Fesch et pour Madame votre mère. J’irai passer l’hiver à Rome ; j’irai errer encore jusqu’à ce que, mes enfans et moi, vous nous ayez rendu notre patrie. Vous garderez la dernière lettre de mon père. Ah ! que je vous en remercie ; si vous saviez comme il m’écrivait sur vous ! Je me croyais alors malheureuse et je l’avais pour appui ; que suis-je maintenant ? Pardon de ne vous entretenir que de moi. Tous mes vœux vous accompagnent ; je frémis de vous savoir à l’armée. Serez-vous de cette expédition ? Faudra-t-il en éprouver la terreur ? Si vous faisiez quelque voyage ailleurs, pourrais-je vous rencontrer ? Mon Dieu, le plaisir de vous revoir me sera-t-il jamais accordé ? Acceptez l’hommage de mon tendre et profond respect.

Du camp de Boulogne, Joseph lui répondait[1] :

Madame,

J’ai reçu depuis bien longtemps votre lettre du 13 juin, et celle que vous avez écrite à ma femme, et qu’elle m’a adressée, en me demandant une prompte réponse : l’Empereur était attendu tous les jours ici, et j’ai voulu lui parler de vous, Madame, avant de vous envoier des lettres pour Rome ; ce que je fais avec empressement aujourd’hui, mais j’avais espéré pouvoir faire mieux. Je ne dois pas vous cacher que je n’ai pas pu obtenir une chose que je désire beaucoup, et que cependant j’espère toujours ; ce que

  1. Archives de Broglie.