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lui laisse encore toute ma fortune, car jamais je ne demanderais quelque chose au prince qui m’offenserait sans cause.

La lettre s’arrête ici. Peut-être les forces manquèrent-elles à M. Necker pour l’achever.

Depuis la mort de son père, Mme de Staël avait conçu une sorte d’effroi de la vie. Elle se sentait à découvert devant la destinée, sans protecteur et sans gardien. Elle attribuait à M. Necker une influence mystérieuse sur les événemens de son existence ; elle le croyait placé auprès d’elle par la Providence, pour écarter de sa route tous les accidens, pour la préserver même de la mort, car elle rêvait de mourir en même temps que lui, et lorsque, dans ses lettres, elle l’appelait « mon ange, » c’était avec une arrière-pensée religieuse et mystique. Cependant ses amis ne la laissaient point solitaire, Mme Necker de Saussure passa l’été à Coppet. Sismondi, Bonstetten vinrent l’y voir. « Elle est affreusement triste, écrivait Bonstetten à Frédéric Brun ; nous n’avons fait que pleurer ensemble. Quelle éloquence ! Quel sentiment ! Quel amour pour ce père qui l’aimait tant !…, La voilà libre avec 100 000 livres de revenus, et Dieu sait si elle sera heureuse avec tous ces biens terrestres ; le monde est trop petit pour son âme de feu[1]. »

Le feu de cette âme avait besoin d’alimens ; ses amis les lui fournissaient. Schlegel était demeuré auprès d’elle ; Jean de Muller qu’elle avait connu à Berlin était venu lui faire visite, Sismondi et Bonstetten ne s’éloignaient guère. Bonstetten, dans ses lettres, rend un compte animé de la vie de Coppet, au mois de juin : « Il se dépense plus d’esprit à Coppet en un jour, écrivait-il, que dans maints pays en un an, » et, quand il rentrait dans sa chambre à Genève, elle lui semblait un tombeau[2]. C’était Schlegel qui tenait le plus souvent le dé de la conversation ; il étonnait ses interlocuteurs par son érudition et par la hardiesse de ses aperçus, qui devançaient la critique de nos jours. Mme de Staël se plaisait à le lancer dans la dispute et se contentait de « battre la mesure. » Certain jour, Schlegel avait nié à table la personnalité de Moïse, d’Homère et d’Ossian. Muller lui répondit

  1. Briefe von Bonstetten an Fvederike Brun, p. 156. La célèbre romancière danoise, l’amie de Bonstetten, devint également l’amie de Mme de Staël. Les archives de Coppet contiennent un certain nombre de lettres d’elle.
  2. Op. cit., p. 213 et passim.