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V

Mme de Staël ne s’éloigna point de Coppet durant tout l’été qui suivit la mort de son père. Elle s’abreuva jusqu’au fond à la coupe de la tristesse ; elle connut cette mélancolie de vivre solitaire là où l’on a vécu a deux, de rencontrer à chaque pas les traces de l’être aimé qui a disparu, de trouver à chaque instant sous sa main les petits objets indifférons qui lui appartenaient, que sa mort a rendus précieux et qu’on se demande cependant s’il faut conserver ou détruire, car il y a une amertume dans cette survivance des choses aux êtres, et d’ailleurs, comment espérer qu’aux yeux des générations nouvelles, ces objets auront le même caractère sacré ? Ne vaut-il pas mieux faire soi-même de son vivant le sacrifice de ces reliques que les laisser exposées après soi à des profanations ?

Mme de Staël dut être singulièrement émue en trouvant dans les papiers de son père une dernière marque de la sollicitude dont il l’environnait. On se rappelle que le Premier Consul en avait voulu à M. Necker de la publication des Dernières vues de politique et de finances, et que la mauvaise humeur que lui avait causée cette publication avait été pour quelque chose dans la disgrâce de Mme de Staël. Avant de mourir, M. Necker s’était évidemment proposé de tenter un dernier effort pour disculper sa fille de toute part de responsabilité dans la publication de ce malencontreux ouvrage, et il avait jeté sur le papier le brouillon d’une lettre qui n’a jamais été envoyée, mais que je crois cependant devoir reproduire, car il y plaidait une dernière fois, non sans dignité, une cause qui lui était chère.

Citoyen Général,

J’aurais une cause à défendre, une cause qui m’est bien chère et que je porterai un jour directement à votre tribunal suprême. Je ne présumerai pas trop de moi puisque j’invoquerai seulement la justice que vous rendez et que vous devez à tout le monde.

C’est de la cause de ma fille et de ses enfans dont je veux vous parler, mais comme ils sont errans dans ce moment en obéissance avec vos volontés, je diffère dans ce moment de la soumettre à votre jugement, car je respecte plus que personne le temps du Premier Consul, ce temps que réclament en entier les plus grands intérêts dont l’histoire ait perpétué le souvenir. Mon seul but aujourd’hui est de déposer entre les mains du