Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 21.djvu/823

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

autre chose… Ainsi, dans ce moment, je suis triste, mais si je voulais, je serais, non consolé, mais tellement distrait de ma peine qu’elle serait comme nulle ; mais je ne le veux pas, car je sens que Mme de Staël a besoin, non pas seulement de ma consolation, mais de ma douleur. » Aussi se décidait-il à aller au-devant d’elle. Il partait, emmenant avec lui Sismondi avec lequel Mme de Staël n’était en relations que depuis peu d’années, mais qui lui donnait ainsi la première marque d’une amitié durable. Sismondi se savait, paraît-il, quelque gré à lui-même de cette preuve de l’attachement qu’il témoignait à sa nouvelle amie, et Benjamin Constant, toujours railleur, le remarquait dans son Journal : « Sismondi s’est décidé à m’accompagner. On lui a tant dit qu’il rendait ainsi un grand service qu’il était presque effrayé de la grandeur de son action. » Après plusieurs jours de voyage, tous deux arrivaient à Weimar. « Les premiers momens ont été convulsifs, » dit Benjamin Constant dans son Journal, et il continue :

Elle est encore plus étonnée, plus frappée de son malheur que pénétrée. C’est l’effet du premier moment. Mais cette douleur qui l’a terrassée entrera dans son âme, qui n’est jusqu’à présent que bouleversée et s’identifiera à son existence. Alors les consolations cesseront parce que la véritable douleur aura commencé. On lui renvoie deux lettres de son pauvre père ; ce sont les dernières. On voit que les idées se troublent. Il y a des mots oubliés, d’autres à peine lisibles. Le mort y est partout. Et cependant il est encore occupé d’elle à chaque ligne ; il pense à ses intérêts les plus fugitifs, à toutes ses peines d’imagination. En un mot, le cœur du père y survit. Aussi la douleur de notre amie augmente.

Benjamin Constant n’apportait pas seulement à Mme de Staël les détails sur les derniers momens de son père dont elle devait être tristement avide. Il lui remettait en même temps une lettre touchante de Mme Rilliet Huber, datée du surlendemain de la mort de M. Necker.

Mercredi, 11 avril.

Mon ange, mon ange, il n’y a ni consolation, ni paroles, ni expressions que je puisse te donner, ni prononcer. Je ne peux que pleurer avec toi, et pleurer sur toi. Depuis le 5, tout ce que je souffre ne peut se décrire ; ton idée est là, pour me faire passer de la douleur au désespoir. Ce père, il t’adorait ; garde-toi de pousser trop loin le regret de n’avoir pas été ici dans cet horrible moment ; tu troublerais sa cendre. Ses dernières idées, ses derniers sentimens, au milieu du désordre de son état, ont été toutes