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d’inspirer à ceux et à celles qui avaient subi le charme de son commerce. Les lettres que le duc Émile continua pendant quelques années d’adresser à Mme de Staël sont la chose la plus étrange du monde. La plupart sont écrites sur du petit papier, tantôt mauve, tantôt jaune, tantôt bleu, encadré de fleurettes, comme pourraient l’être les billets d’une petite-maîtresse. Aux quatre coins d’une de ces lettres qui est sur grand papier, sont représentés en relief des groupes de petits amours, nus et joufflus, qui tirent à l’arc ou respirent des roses. Au-dessous de ces groupes sont inscrites des devises dans le genre de celle-ci : « Je blesse mais j’attache. » « Ne faites qu’effleurer et craignez d’effeuiller. » Les lettres sont à l’instar du papier. — Il est impossible de pousser plus loin l’afféterie et le mauvais goût. À la déclamation ordinaire du temps s’ajoute le pathos allemand. Il n’appelle jamais Mme de Staël que « chère Louzinska, » « adorable Louzinska, » transformant ainsi, du moins je le suppose, un des deux prénoms de Mme de Staël qui s’appelait Louise-Germaine. La petite Albertine devient Louzinskilla[1]. Il a recours aux métaphores les plus invraisemblables. Il se plaint de la « température boréale » des lettres de Mme de Staël ; il la compare « à deux bonnes choses qui refroidissent très vite : le café et l’amour masculin. » Ces lettres seraient amusantes à force d’être ridicules, si elles n’étaient pas si longues. Il y en a qui ne comptent pas moins de douze pages. Quelques échantillons pourront cependant paraître divertissans. Dans une lettre du 26 février 1804, alors que Mme de Staël était encore à Weimar, il lui demande de donner une suite à Delphine ; il en trace même le plan ; mais il craint « qu’égarée par les feux follets qui scintillent sur l’autel de la mode, » elle ne se contente <c d’un éloge éphémère et louche ; « puis tout à coup, il s’écrie :

Mais, grands dieux ! qui me fait parler ainsi ? Comment m’avisé-je de me mesurer avec la reine de la littérature ? À quoi dois-je cette force et ce courage ? Un regard, un mot, peut me terrasser et me confondre, mais enivré par le nectar de l’amitié que j’ai bu à longs traits dans vos yeux séraphiques[2], je ne redoute ni ce regard, ni ce mot accablant. S’il est vrai

  1. Dans la famille de Saxe-Gotha, ils avaient le goût d’employer des surnoms. C’est ainsi que le duc Auguste, oncle du prince héréditaire, écrivant à Mme de Staël, l’appelle : « aimable Chélidonie. »
  2. Dans une autre lettre il lui parle de ses yeux de houri.