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Bonaparte est fini en Allemagne parce que les aristocrates sont anglais et les démocrates républicains, mais il n’y a pas d’opinion active en Allemagne ni réunie ; chacun pense et fume solitairement. Il y a du gothique dans les mœurs, quoiqu’il y ait du XVIIIe siècle dans les lumières ; les hommes médiocres y sont, plus médiocres que partout ailleurs, parce qu’il n’y a aucun remplacement par le mérite réel, ni grâces, ni mouvement, ni facilités ; enfin je suis revenue de l’idée qu’on puisse vivre là. Il est vrai que je ne parle pas leur langue et qu’il n’est pas vrai qu’ils sachent le français, quoi qu’ils en disent.

Je serais morte de vapeurs si Benjamin n’était pas avec moi ; c’est une bien grande marque d’amitié que de faire soixante lieues d’Allemagne par la neige, soixante lieues pour revenir sans compter le voyage de Francfort qui n’est qu’une plaisanterie à côté de ceci, et le tout pour se déguiser en précepteur et ne voir ni un homme ni une chose. Ma fille aussi est une charmante société et j’ai quelquefois peur qu’un développement si extraordinaire ne menace sa santé. Je t’assure qu’elle aura beaucoup plus d’esprit et surtout plus de grâces que moi ; si elle peut se mettre à l’aise avec toi, tu verras que j’ai raison ; mais Dieu veuille que ce Nord ne lui fasse point de mal.

Je serai après-demain à Weimar où j’espère trouver de tes lettres ; j’ai de grandes inquiétudes sur la correspondance dans cette partie de l’Allemagne. Je vais affranchir jusqu’à Nuremberg ; fais-moi le plaisir de savoir si tu dois faire de même et remarque si cette lettre t’arrive en neuf jours comme on me l’a promis ; je puis en recevoir la réponse directement encore à Weimar chez M. Desport, si tu ne perds point de temps ; on m’assure que Francfort est un détour. As-tu reçu une lettre d’Auguste, de notre route ? J’ai écrit aussi à Mme Rilliet et Auguste à son frère et à Alfred Rilliet, pour que chaque jour il t’arrivât la nouvelle que nous cheminions. Je compte partir de Weimar et me séparer de Benjamin le 2 janvier. Les vraisemblances me paraissent être pour que j’aille à Berlin ; de Weimar il n’y aura plus que soixante-dix lieues ; il faudrait les faire également par la neige pour revenir sur les bords du Rhin ; il vaut mieux aller attendre à Berlin le retour du printems. Ah ! quel ennui que l’hiver ! Pour s’en faire une idée il faut avoir traversé des plaines d’Allemagne qui offrent l’image d’une mer blanche, car vous n’apercevez que de la neige, ni un arbre, ni une élévation, ni rien que la neige réunie au ciel.

J’ai donc été voir Grimm et je dîne chez lui aujourd’hui. Tous ses défauts se sont fort augmentés par ses quatre-vingts ans ; il est lourd, lent, goguenard, sans esprit ni mesure et d’une aristocratie stupide. Il ne lui reste de sa philosophie passée qu’une amertume contre la vie, qui me rappelait ce que j’avais entendu dire à Saint-Lambert. Il est entouré de cette famille de choix, les filles de la petite-fille de Mme d’Épinay[1]. Cette

  1. La petite-fille de Mme d’Épinay, l’Emilie des Conversations, qui avait épousé le comte de Bueil, avait émigré et était tombée dans la misère. Par un sentiment de fidélité, qui l’honore, à la mémoire de son ancienne amie, Grimm l’adopta en quelque sorte et la recueillit avec ses deux filles dans sa petite maison de Gotha. Ce fut une de ces jeunes filles qui composa l’épitaphe de Grimm quand celui-ci mourut le 19 décembre 1807.