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fait assurément partie de ce petit groupe des admirateurs de la jeune fille, et celle-ci, de son côté, n’avait pu manquer de se plaire à sa conversation qui, moins brillante que celle de Diderot, était plus fine et plus mesurée. Ces souvenirs d’autrefois, l’attrait un peu mélancolique qu’on éprouve au fur et à mesure qu’on avance dans la vie pour ceux qui ont été les témoins de notre enfance et de notre jeunesse et avec qui nous pouvons nous entretenir du passé, furent peut-être cause que Mme de Staël s’arrêta quelques jours à Gotha. Mais nous allons voir, par la lettre qu’avant de reprendre sa route elle adressait à M. Necker, quelle impression de désenchantement lui causa sa visite à l’ancien commensal de sa mère, à l’ancien ami de Mme d’Épinay.

Gotha, ce 10 décembre.

Quelle entreprise, cher ami, que de traverser le Nord de l’Allemagne au milieu de l’hiver ! il y a partout quatre pieds de neige et mes inquiétudes pour ma fille et ma poltronnerie naturelle font de ce voyage un long supplice, et jusqu’à présent pour quel but, quel insipide but !

J’ai passé à Fulda. J’avais envie de voir le prince d’Orange, il m’a écrit qu’il était malade et qu’il me verrait à Weimar. À Eisenach, j’ai trouvé une femme francisée par les émigrés complètement, qui m’a très bien reçu « et m’a montré des lettres de Weimar, qui semblent prouver que la Cour me recevra très bien. Mais on y dit que les grands hommes (Goethe et Schiller) ont une peur terrible de me parler en français et qu’on ne sait pas si, de peur, ils ne s’en iront pas ; mon succès à Weimar est donc encore incertain.

Je crois cependant que je m’en tirerai ; mais qu’est-ce que c’est que s’en tirer ? C’est comme des chemins : arriver sans avoir le cou cassé, résultat qu’on aurait obtenu en ne bougeant pas. Il n’y a rien de plus lourd, de plus enfumé au moral et au physique que les hommes allemands, je n’en dis pas de même des femmes, mais jusqu’à présentée ne conçois pas comment elles peuvent placer leur amour ailleurs que dans l’idéal, car il n’y a rien de plus tristement réel que ces hommes qu’il faut bien qu’elles épousent. Ce n’est pas une nation que les Allemands, et le Premier Consul en peut faire tout ce qu’il veut, non de leur consentement, mais sans leur consentement, ce qui revient au même.

Il paraît qu’il a demandé à emprunter de l’argent à l’Électeur de Hesse en lui offrant en gage des villages de Hanovre, mais l’Électeur a demandé la garantie du roi de Prusse et de l’Empereur sur la validité de ce gage et cette garantie ne sera point donnée. Le roi d’Angleterre a déclaré qu’il ne reconnaîtrait aucun emprunt fait par les États de Hanovre depuis l’entrée des troupes françaises. T’ai-je dit que j’ai vu à Francfort un Hanovrien qui avait mené les chevaux du roi d’Angleterre au Premier Consul ? il lui a donné pour sa récompense une assignation de 250 ducats sur la caisse même de Hanovre. Ce genre de générosité ne lui plaisait pas. L’enthousiasme pour