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craindre que les cours voient mal ma disgrâce, mon républicanisme et mon esprit ; c’est plus qu’il n’en faut pour effrayer. Tout cela est difficile à mener et plus ennuyeux encore que pénible. Je sens qu’il faut que je m’en aille d’ici pour qu’ils ne découvrent pas qu’ils auraient pu en faire davantage pour moi. Une chose triste aussi des voyages, c’est qu’on apprend trop à connaître son public, et c’est inouï combien l’Europe est encore peu éclairée. Le caractère allemand est d’ailleurs d’une telle timidité que, quand je demandais à Mme Bethmann la mère (masse informe) quel était le meilleur médecin de la ville, elle n’osait pas me le dire de peur de se compromettre.

Il paraît, par les papiers anglais mêmes, qu’il y a 22 vaisseaux de ligne à Brest, et l’on prétend que lord Cornwallis n’en a que 8 ; mais il y a une seconde flotte sur les côtes d’Irlande commandée par l’amiral Gardner. En tout, il n’y a pas de comparaison entre l’habileté des gouvernemens. Ce sont les choses et non les hommes qui tireront l’Angleterre d’affaire ou du moins pas les hommes qui la gouvernent.

Je voudrais bien te savoir à Genève, cher ami ; cette solitude de Coppet m’inquiète. Mon Dieu, qu’il est malheureux pour moi que tu n’aies pas choisi ta retraite en France ! Quel tiraillement continuel entre le désir d’être avec toi et l’aversion pour le pays que tu habites I Ne pourrais-tu pas trouver une manière de me sortir de cette situation ; elle est la prison de ma vie. J’ai reçu ta réponse à ma dernière lettre de Metz, tu m’en annonçais une suivante qui n’est pas encore arrivée.

Il y a ici des lettres de Londres jusqu’au 14 novembre par la voie d’Hambourg ; on se hâtait de fortifier lord Cornwallis ; il était bien temps d’y penser. Adieu, cher ami, mon cœur se resserre de nouveau en me préparant à quitter Francfort.

Mme de Staël passait ici la plume à sa fille, qui adressait à son grand-père quelques lignes affectueuses et enfantines. Puis elle reprenait :

Albertine a voulu t’écrire, cher ami, cette petite lettre qui est toute de sa composition. Sa santé va beaucoup mieux, ce qui fait que nous partons après-demain pour Weimar. Je t’écrirai cependant après-demain. J’espère, d’ici là, une lettre de toi qui me dira que tu as reçu mes lettres de Francfort ; je ne conçois pas comment je n’ai pas de réponse à la première écrite il y a aujourd’hui 17 jours. Ce petit mot est la septième fois que je donne de mes nouvelles, sans compter ni ma cousine, ni Albert ; tu vois que je deviens ennuyeuse, comme tu veux bien dire que tu l’es. Adieu, cher ange. On commence à douter ici même du départ de la flotte de Brest.

II

Le 1er décembre, Mme de Staël quittait Francfort et prenait la route de Weimar. Mais elle cheminait lentement, pour