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Je t’ai écrit avant-hier à mon arrivée ici, cher ami, et j’ai reçu depuis une lettre de toi de Metz, dans laquelle tu veux bien entrer dans plusieurs détails de prudence que je suivrai très exactement. Je ne suis pas encore séparée de Benjamin ; ainsi, tout le poids de l’Allemagne n’est pas encore retombé sur moi ; il ne s’est montré à personne : je le tiens en chartre privée dans mon auberge[1].

On me traite bien ici à ce que je vois, mais c’est une ville sans ressources sur le rapport des lumières, et tout le matériel en Allemagne est insupportable ; lits, nourriture, poêle, toutes les sensations sont pénibles, et tout ce qui n’est pas distingué parmi les Allemands n’est pas tout à fait de l’espèce humaine relativement à nos habitudes et à nos goûts. Je frémis de ces quatre mois dans lesquels je suis embarquée ; je ne crois pas qu’ils aient d’inconvéniens positifs, il me semble qu’on est bien disposé pour moi, les gazettes n’ont rien dit de fâcheux, la curiosité que j’excite est vive même ici, mais je me croirai dans une prison aisée quand mon ami m’aura quitté. Ah ! il est impossible de vivre ailleurs que dans sa patrie, et quand cette patrie est Paris, c’est Armide[2] dont on a pris l’habitude. Les gazettes sont aussi tremblantes ici qu’à Paris ; un gros résident[3] de France (qui n’est pas venu chez moi) les surveille et le caractère des Allemands n’est point imprudent. Rien ne ressemble moins à des Anglais, quoique leur opinion soit la même sur tout, mais ils serrent leur opinion dans une armoire comme une chose dont on ne se sert pas même les dimanches.

Ce qui m’a le plus intéressée, c’est un spectacle allemand où l’on donnait une pièce de Kotzbue, pièce aussi d’une philosophie complète sur le rapport du catholicisme, mais tout cela dit et écouté de manière que l’effet n’en doit pas être plus rapide que celui de la goutte d’eau qui ne pénètre le rocher qu’à l’aide des siècles.

J’irai à Weimar dans 8 jours ; il faut toujours m’écrire ici. MM.  Bethmann me renverront mes lettres si je n’y suis plus. Je tâche de vivre économiquement, quoique la vie d’auberge soit bien chère ; c’est à mille écus par mois que je vise et j’espère ne les pas passer, mais quelle triste manière de dépenser ton argent ! — Il me semble que toutes les lettres d’Angleterre ici s’accordent à dire que les Anglais désirent la descente et c’est pour cela que je crois toujours qu’elle ne se fera pas, au moins cet hiver. Le roi de Prusse ménage toujours extrêmement la France ; on croit qu’il voudrait s’approprier l’électorat d’Hanovre.

À Berlin il faut être présentée à la Cour par le ministre de sa nation et je ne veux pas être présentée comme Suédoise. C’est une difficulté, car je ne

  1. Benjamin Constant avait épousé quelques années auparavant une dame d’honneur de la duchesse de Brunswick dont il était divorcé, et il avait exercé les fonctions de chambellan du duc de Brunswick dont il s’était démis. Son retour en Allemagne le mettait dans une situation assez délicate.
  2. Mme de Staël veut dire : « les jardins d’Armide. »
  3. Ce « gros résident » s’appelait Hirsinger. J’ai feuilleté sa correspondance aux Archives des Affaires étrangères ; il n’y est pas question du passage de Mme de Staël.