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lui, l’amiral, parce qu’il n’avait rien d’officiel à cet égard ; il est entré dans la rade de Pondichéry et ayant appris ce bruit, il est reparti très vite pour l’Isle de France. Voilà, cher ami, tout ce que j’ai recueilli dans la ville ; il n’y a d’ailleurs rien de nouveau sur moi.


Berlin, ce 7 avril.

Cher ami, j’ai une lettre de toi qui me parle sur ta santé plus fermement que tu ne l’avais encore fait et je me suis sentie une nouvelle vie : Cher ami, j’aurai de la force pour tout et contre tout, tant que tu pourras me dire que tu le sens en bonne santé ; il faut que je retire cependant ce mot contre tout, de peur que le destin ne l’entende ; j’en excepte la maladie, le danger de ce que j’aime.

J’ai une lettre de Benjamin de 41 lieues plus loin que Francfort ; je voudrais bien le savoir en Suisse ; cette Forêt-Noire qui lui reste à traverser ne me laisse point tranquille. J’aurai un bien plus beau temps que lui pour revenir, et je me fais presque plaisir d’une route nouvelle avec Schlegel dont les connaissances historiques sont aussi immenses que ses connaissances littéraires. Si donc tu n’es pas trop ravi de M. Patterson, ne prends aucun engagement avec lui, car il y aura une chance pour décider Schlegel à rester, et c’est la différence de la nuit au jour comme esprit, non pas selon le jugement de Mme Grand, mais selon le nôtre.

Il est positif que la mort du duc d’Enghien a produit ici le plus grand effet que quelque chose puisse produire, mais il n’en résultera rien politiquement qu’une pudeur qui empêchera une alliance et qui forcerait, je crois, à se décider contre, s’il était ordonné de choisir. M. de Haugwitz est décidément contre la France, et il s’en va par un congé de trois mois, ce qui prouve ici que le système n’est pas changé. Je persiste à croire que la France n’aura la guerre continentale que si elle le veut formellement et positivement. Quant aux nouvelles d’Angleterre, elles ne laissent pas, selon moi, une chance à la possibilité du succès d’une descente, et l’esprit public et la liberté ont seuls soutenu ce vaisseau flottant sans pilote ; quelque part encore la cause de la dignité humaine est soutenue. Il ne paraît pas que M. Addington puisse rester en place, le débat est pour le successeur[1]. MM. Grenville et Windham sont avec le parti Fox, et M. Pitt avec Sheridan ; on voudrait une coalition de toutes les oppositions, mais c’est encore difficile.

Il y a ici un grand secret sur tout ce qui tient à la politique, et la société consistant presque uniquement en grande réunion, ne prononce pas une parole sérieuse ; il est donc plus aisé qu’ailleurs de n’y pas faire de sottises. Il me semble donc que je continue ma route d’invitations en invitations sans descendre en rien, mais sans pouvoir monter, parce que tout est négatif ici dans le succès.

Si tu veux un échantillon d’une semaine, le voici : j’ai dîné jeudi chez Laforest en famille, il me l’avait offert très amicalement et je devais

  1. Le ministère Addington, qui avait cependant déclaré la guerre à la France, était taxé de faiblesse par Pitt et ses partisans qui le pressaient de prendre des mesures plus énergiques. Addington devait, à peu de temps de là, tomber du pouvoir. Il fut remplacé par Pitt lui-même.