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d’Enghien ; tu les sais tous, et nos âmes s’entendent. Sans doute, si les Bourbons revenaient, l’Europe continentale me serait peut-être interdite ; mais cinq heures après son arrivée, sans défenseur officieux, un confesseur refusé, tellement abattu par la route qu’il dormait à son interrogatoire, obligé de remettre au chef de ses bourreaux sa montre et sa bague pour les faire parvenir à celle qu’il avait secrètement épousée, la princesse de Rohan ! Ah ! le genre humain est atroce et ta pure et céleste image suffit à peine pour soutenir nos espérances immortelles. Mon Dieu, ne nous abandonnez pas I que les êtres qui sont susceptibles de pitié, de générosité, ne soient pas appelés à de telles douleurs ! Il ne faut pas faire un mouvement dans cette époque ; il faut être mort, excepté pour deux ou trois personnes ; quand je dis cela, ne doit-on pas me croire ? J’ai disputé pour la vie tant que j’ai pu. Je voudrais que mon temps d’ici fût fini, et si ce n’était le congé à prendre de la Reine, je l’abrégerais.

Voici quelques nouvelles du pavé de Berlin. Il est parti un courrier de Paris, le 8 de mars, pour exiger de l’Empereur de retirer ses troupes de la Souabe autrichienne, sinon… M. Oubril le chargé d’affaires de Russie, a dit à Talleyrand que c’était sans l’autorisation de l’Empereur, son maître, que la note à l’Empire a été remise ici. Bonaparte dit qu’il s’est concerté avec l’empereur de Russie ; tout cela ne signifie rien. Sans Naples, la Russie ne dira rien et il paraît que les Français n’y entreront pas, et, sans Lubeck, la Prusse sera immobile presque encore après[1].

La Gazette de Berlin a copié un article de Hambourg qui dit que les Français sont arrivés à Ettenheim, du consentement de l’électeur de Baden. Lui, l’électeur de Bade, s’est servi dans sa proclamation de cette expression : l’entrée inopinée des troupes françaises. Le roi de Suède est indigné, mais qu’est-ce que le roi de Suède ? Il est arrivé ici la correspondance de M. Drake, elle ne me paraît avoir de signifiant que le rapport du Grand Juge qui semble indiquer qu’on doit faire chasser de Munich l’envoyé anglais[2]. Tout cela est bien violent, mais l’Europe n’est rien. Jamais plus belle chance, pour être le maître, ne s’est offerte dans les annales de l’histoire. Mais l’Angleterre paraît calme et sûre de son existence. Je ne sais si l’histoire de l’amiral Linois t’est connue. Il n’a débarqué aucune troupe aux Indes, mais il est venu pour se rendre maître de Pondichéry, selon le traité d’Amiens. Un bruit de guerre était arrivé aux Indes qui a empêché les Anglais de lui remettre Pondichéry, mais ils n’ont pas voulu le prendre,

  1. L’empereur Alexandre avait fait parvenir à In diète impériale de Ratisbonne une protestation contre l’enlèvement du duc d’Enghien, mais aucune suite n’avait été donnée à cette note. Le Premier Consul menaçait alors tout à la fois de faire envahir par l’armée de Gouvion-Saint-Cyr le royaume de Naples que la Russie avait pris sous sa protection et de faire occuper Lubeck par l’armée de Mortier pour fermer ce port à la flotte anglaise.
  2. Drake, ministre d’Angleterre à Munich, avait cherché à nouer des intrigues en France avec des émigrés rentrés. Il avait été trompé par un des agens qu’il employait et ses papiers avaient été saisis par la police consulaire. Le grand juge Régnier, dans un rapport adressé le même jour au Sénat, au Tribunal et au Corps Législatif, avait dévoilé les menées de Drake et l’impliquait dans la conspiration de Pichegru.