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lui-même, moins de connaissances. On n’a pas d’idée de ce que les Allemands savent quand ils s’y mettent. Il semble qu’ils ont quarante-huit heures dans les vingt-quatre ; leur secret a été de ne jamais vivre en société ; ce secret-là n’est guère à mon usage, et cependant, le génie littéraire en dépend. Ne voilà-t-il pas que je raisonne, sans nouvelle aucune ! l’arrestation au-delà du Rhin cause ici une assez grande rumeur, mais il me semble que l’agitation de l’Europe finit toujours par se calmer[1].

Adieu, mon ange.


Ce 31 mars.

Je n’ai point de lettres de toi depuis le dernier courrier, mon ange, et quoique cela puisse être la faute de Weimar, je me sens triste et inquiète. Rien de nouveau n’est arrivé dans ma vie depuis mardi. J’ai rencontré la Reine au concert hier ; elle est venue à moi trois fois avec obligeance et je me suis trouvée placée comme je le suis ordinairement après la duchesse de Courlande. J’ai donné un petit thé hier, où sont venus les princes et les savans réunis ; enfin il me semble que, Dieu merci, cela va bien. Personne ici ne parle politique ni ne s’y intéresse, de manière que je ne me trouve pas dans le cas de faire aucune faute. Cependant je remarque la conduite du comte de Haugwitz, qui ne m’a point invitée, quoique je lui eusse dit, en causant, que je désirais de voir sa très belle serre, et du baron de Hardenberg, qui, malgré ta lettre, s’est contenté de me faire une visite un jour où je n’y étais pas[2]. J’ai aussi été chez cette dame (nom illisible) que je n’ai point trouvée, qui m’a rendu ma visite, moi n’y étant pas, et tout a été dit ; au reste, c’est une personne de la deuxième société, et je crois que le comte de Tilly, qui est banni de partout à cause de ses dettes et de son aventure, va là. Ce qui m’invite sans cesse du reste, ce sont les cours Ferdinand, Henri[3] et le Corps diplomatique. J’ai dîné avant-hier chez l’envoyé de l’Empereur, le comte de Metternich, qui est un homme vraiment agréable par ses manières. J’ai plus de société qu’il n’en faut pour leur deux vies, mais non pour en remplir une. Aussi est-ce avec une sensible joie que je me mettrai en route le 25 de mai pour revenir vers toi. Je serai six semaines à peu près à faire ce voyage ; je compte passer par la Bavière et entrer en Suisse par Schaffausen. Préviens Meister qu’il me verra à Zurich les premiers jours de juillet. Il me paraît décidé que j’emmène Schlegel avec moi (t’ai-je dit que j’avais congédié Bosse avec vingt-cinq louis). Si nous avions avec Schlegel un musicien secrétaire et promeneur avec les enfans, ou du moins avec Albert, car j’enverrai Auguste en France, tout serait parfait, car Schlegel est un homme inouï pour donner des leçons ; il te plaira si tu lui parles littérature, histoire, etc., mais sa figure n’est ni jolie, ni

  1. L’arrestation dont parle ici Mme de Staël est celle du duc d’Enghien opérée le 15 mars, à Ettenheim, sur le territoire badois. Elle reviendra tout à l’heure sur l’effet que produisit à Berlin la nouvelle de l’exécution de l’infortuné prince.
  2. Le comte de Haugwitz était ministre des Affaires étrangères ; le baron de Hardenberg faisait également partie du ministère.
  3. Mme de Staël appelle ainsi les petites cours du prince Ferdinand et de la princesse Henri de Prusse, veuve d’un frère de Frédéric II.