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Lespinasse et qui méritent d’être comparées aux plus célèbres correspondances amoureuses. Tel était du moins l’avis du propre mari de Rahel, l’excellent Varnhagen qui, les ayant découvertes dans les papiers de sa femme, après la mort de celle-ci, en avait préparé la publication. Sa propre mort l’empêcha seule de remplir ce pieux office de piété conjugale[1]. Au commencement de l’année 1804, Rahel commençait à se remettre de cette crise dont elle sortait à peine. Brinckmann était un des habitués de sa mansarde. Il paraît même avoir été un peu amoureux d’elle. En tout cas, il lui adressait de longues poésies. Brinckmann crut être agréable à Mme de Staël ainsi qu’à Rahel Levin en leur procurant l’occasion de se rencontrer. Il supposait qu’une sympathie instinctive attirerait l’une vers l’autre ces deux femmes qui n’étaient pas sans quelque ressemblance d’esprit, car Rahel était, comme Mme de Staël, curieuse de littératures étrangères. Elle avait même fait un séjour à Paris. Brinckmann se trompait, comme on va le voir. Pour entourer la rencontre de quelque éclat, Brinckmann crut bien faire de donner à l’ambassade de Suède une soirée spéciale. Il avait invité des princes du sang, des dames de la Cour, quelques savans, entre autres Fichte, et un acteur alors célèbre à Berlin, Iffland. Quand Rahel entra, Mme de Staël, avec sa bonne grâce un peu impétueuse, s’avança au-devant d’elle ; elle l’entraîna sur un sopha et pendant une heure et demie les deux femmes causèrent, le reste de la société se tenant à distance. Laissons Brinckmann raconter lui-même la suite de la scène : « Ensuite Mme de Staël vint à moi, l’air tout sérieux, et me dit : « Je fais amende honorable, vous n’avez rien exagéré : elle est étonnante. Je ne saurais que répéter ce que j’ai dit mille fois pendant ce voyage : que l’Allemagne est une mine de génie dont on ne connaît nulle part les richesses ni les profondeurs. Vous êtes bien heureux de posséder ici une amie pareille. « Ensuite elle fit signe à Rahel d’approcher : « Ecoutez, mademoiselle ! Vous avez ici un ami qui doit bien vous apprécier comme vous le méritez, et je crois que, si je restais ici, je deviendrais jalouse de votre supériorité. » — « Vous, madame ? » fit Rahel en souriant, « oh ! non, je vous aimerais tant et cela vous

  1. Ces lettres ont paru en 1873 à Leipzig. Elles sont en effet assez pathétiques, à en juger par les fragmens qu’en a cités M. Spenlé, dans son ouvrage intitulé : Rahel Varnhagen : un salon romantique en Allemagne, p. 43 et suiv.