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à Berlin une société de poètes, d’historiens, de philosophes, qui se retrouvaient dans quelques salons, comme à Paris les Encyclopédistes se réunissaient dans le salon de Mme Geoffrin, et même dans celui de Mme Necker. Mais ce monde présentait un caractère tout particulier et fort différent de celui de Paris : c’était un monde presque exclusivement israélite.

En Prusse, les Juifs avaient été longtemps maintenus dans la situation abaissée que leur imposaient des préjugés remontant au Moyen âge. Le séjour de certaines villes leur était interdit. Dans celles où leur présence était tolérée, à Berlin par exemple, ils ne pouvaient posséder une maison située au coin d’une rue. Ils étaient assujettis à une taxe spéciale. Ils étaient exclus des corporations de métiers et ne pouvaient gagner leur vie que par le commerce de l’argent. Parmi les professions libérales, celle de médecin était la seule qui leur fût accessible parce qu’elle ne conduisait pas à une fonction publique.

Per à peu cependant, ils s’étaient relevés de cette condition abaissée par l’intelligence et la fortune. Moïse Mendelssohn, l’ancêtre de cette grande famille des Mendelssohn, de laquelle devait sortir un jour le célèbre compositeur, fut le premier à jeter quelque éclat sur sa race humiliée, par ses travaux philosophiques, en particulier par son commentaire du Phédon. On s’accorde à dire que c’est lui que Lessing a voulu peindre dans Nathan le Sage. Nommé à l’Académie des Sciences de Berlin, il avait vu son élection annulée par Frédéric II, mais sa réputation, comme savant et comme philosophe, avait dépassé les frontières de la Prusse. Il eut plusieurs filles dont l’une devait plus tard épouser Frédéric Schlegel et se faire catholique avec lui, mais qui fréquenta d’abord les salons ouverts peu à peu par ses coreligionnaires enrichis. L’influence exercée par les salons juifs sur le mouvement littéraire allemand à la fin du XVIIIe siècle a été considérable[1]. Ces salons, beaucoup plus luxueux que ceux de la bourgeoisie berlinoise qui les voyait avec jalousie, étaient tenus par des femmes, souvent belles et intelligentes, qui n’avaient point de peine à y attirer les gens de lettres. Un des plus célèbres salons de Berlin était celui de Henriette Herz qu’on a quelquefois appelée la « Récamier allemande, » et la comparaison ne manque pas de justesse, car

  1. Voyez, sur la société de Berlin à la fin du XVIIIe siècle, trois articles de Karl Hillebrand dans la Revue des 15 mars, 1er mai, 1er novembre 1870.