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Berlin, ce 12 mars.

J’ai reçu ici hier, mon ange, une lettre de toi du 21 février qui m’a fait plus de bien encore que dans tout autre temps. Je disais hier à Albertine en l’embrassant qu’elle était ma seule amie ici et j’avais envie de la placer sur une petite chaise et de lui parler comme si elle m’entendait ; cependant j’ai raison d’être extrêmement contente. J’ai donc été présentée avant-hier à la Reine et au Roi ; je vais te décrire cette circonstance. Comme c’était le jour de naissance de la Reine, au moment où elle est entrée dans une salle remplie d’hommes et de femmes couverts d’or et de diamans, les cymbales se sont fait entendre et cette musique a encor ajouté à mon émotion. La Reine est charmante ; il n’y a aucune flatterie à dire que c’est la plus jolie femme que j’aie vue ; sa parure est éclatante et du meilleur goût ; enfin elle m’a véritablement éblouie en s’approchant de moi ; alors elle m’a dit, à travers beaucoup de choses obligeantes, ces paroles : « Madame, j’espère que vous nous croyez de trop bon goût pour n’être pas flattés que vous ayez choisi Berlin pour y venir ; il y a longtemps que vous y êtes admirée et par moi surtout. » — J’étais vraiment si confuse que je n’ai su que répondre ; mais, quelque temps après, je lui ai dit qu’il était impossible de ne pas regretter d’avoir fait un roman avant de l’avoir connue, que mon imagination aurait été animée par un modèle dont je n’avais pas eu jusqu’alors d’idée. Les princesses qui la suivaient se sont toutes approchées de moi et celles que je connaissais m’ont embrassée. Enfin j’étais si touchée de tant de bontés que j’avais un sentiment d’attendrissement et sur toi et sur mes amis qui ne voyaient pas cela, et sur ma patrie qui était si différente envers moi.

De là j’ai été présentée au Roi qui m’a dit des choses fort obligeantes sur son désir que je me trouvasse bien à Berlin. Le Roi est d’une belle figure et a beaucoup de bonté et de simplicité ; le reste de la soirée s’est passé en révérences de tous les côtés imaginables. M. de Hardenberg est venu à moi très obligeamment et m’a dit que je te ressemblais beaucoup. Victor Constant et sa femme étaient là qui ont regretté l’absence de leur cousin ; une quantité de gens que je ne connais pas m’ont dit avoir été chez toi, chez moi, il y a bien des années. Je me serais bien passé de cela. Enfin j’ai vu un certain M. de Tannvein, un Prussien qui voulait m’épouser, t’en souviens-tu ? et son visage changé m’a fait rêver sur le mien.

Voilà mon histoire d’avant-hier, cher ami ; raconte-la le plus que tu pourras, et si tu peux la faire parvenir à Paris naturellement, tant mieux. La princesse Louise de Radzivill m’a dit qu’elle avait lu des lettres bien spirituelles de ma cousine, et le prince Louis, son frère, m’a dit qu’il comptait me voir beaucoup. À travers cette foule je n’ai rien jugé, mais je réserve les détails pour une autre lettre. Je suis invitée tous les jours partout et je m’applaudis, je l’avoue, de n’être pas venue pour le carnaval, car mes forces n’y suffiraient pas. Mais ce soir est la dernière grande fête ; celle-là en effet sera superbe ? la Reine et toute la Cour dansent un quadrille sur le grand théâtre ; j’ai obtenu d’y mener mon fils, cela durera jusqu’à quatre heures du matin. J’ajouterai encore un mot demain à ma lettre en la fermant.