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plus intègre d’entre nous ne peut affirmer que ce soir il ne s’endormira pas voleur ou parjure. Le plus pacifique n’oserait jurer qu’il finira la journée sans que ses mains se soient ensanglantées. On n’est sûr de rien. Le destin est maître…

Telle est la thèse. Je ne sais si les « espèces » choisies par M. Hervieu sont des meilleures. Il en est une, à tout le moins, qui laisse à désirer. Il n’est nullement établi que l’honnête Baptiste ait été acculé au vol par la fatalité. Un homme qui a de si beaux états de service et des inquiétudes si avouables, et qui sert non pas chez des négriers, mais chez vous ou chez moi, aurait eu, pour se procurer les quelques sous dont il a besoin, un moyen bien plus simple que de les voler : c’est de les demander à ses maîtres. Mais ne chicanons pas sur ces points de détail ou sur ces pointes d’aiguille. Admettons qu’il se trouve dans la pièce de M. Hervieu et qu’il se rencontre dans la réalité des cas où nous soyons obligés d’agir en contradiction avec la loi morale. Quelle conclusion en tirer contre cette loi elle-même ? Elle commande dans l’absolu ; mais la vie est le domaine du relatif. L’idéal est, comme eût dit Augier, escarpé et sans bords : tout l’effort de la vertu consiste à s’en approcher du moins loin qu’il lui est possible. Précisons davantage. Se trouvera-t-il quelqu’un pour dire que Séverin en tuant et Baptiste en mentant ont fait le bien ? Nullement. L’un et l’autre ont commis une faute. Mais les conditions où ils l’ont commise y apportent une circonstance très atténuante, une excuse qui n’est pas l’absolution, mais qui, à parler comme les mathématiciens, la rejoint à l’infini. Non, et après y avoir mûrement réfléchi, je ne crois pas que notre confiance dans l’impératif catégorique et traditionnel ait lieu de s’inquiéter. L’assaut livré par M. Paul Hervieu a été rude. Mais la vieille morale continue à faire une belle résistance.

Dans une pièce où il se passe tant d’événemens et si terribles, on ne peut demander des développemens qui, de toute évidence, feraient longueur. C’est du drame express ; l’auteur fait de la vitesse, et on sait ce qu’est devenue la vitesse par ce temps de records. Force lui est de se contenter d’indications rapides. La vraisemblance y perdrait, si d’ailleurs on avait le loisir de la réflexion ; mais on est emporté dans le mouvement qui sans cesse se précipite. On pourrait s’étonner, par exemple, que Juliane n’ait rien soupçonné d’un état de choses qui dure depuis longtemps et est assez grave pour mener son mari en prison ; mais M. Hervieu nous répondrait sans doute que la chronique nous a révélé plus d’un exemple de cette sécurité jusqu’au bord de l’abîme. Il est singulier que Séverin ait attendu, pour intervenir, le