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Mais les idylles de Théocrite ont bien plus servi à Mistral que les poèmes homériques. Le souvenir de la magicienne et de ses pathétiques incantations anime tout le chant VI, celui de Taven, la sorcière. L’admirable chant IV, avec la tonte des troupeaux, le passage des transhumans qui descendent de la montagne, la horde des cavales blanches, « la multitude cornue » des taures et des taureaux noirs, s’apparente, et de près, avec les effets descriptifs de cette bucolique grandiose : Héraclès, tueur de lion, ou l’Opulence d’Augias ; et, dans le même chant, la demande du pâtre Alari, offrant en présent, comme le chevrier de l’idylle sicilienne, une coupe de buis, par lui sculptée, ne s’inspire pas seulement des développemens poétiques du modèle grec, elle en imite jusqu’aux traits les plus expressifs, elle dérobe cette image exquise : « nouvellement ouvré, sentant encore le couteau du ciseleur, » νεοτευχὲς, ἔτι γλυφάνοιο ποτόσδον (neoteuches, eti gluphanoio potosdon) « sentait encore le neuf, » dira Mistral, « on n’y avait pas bu »,

Sentie ’ncaro lou nou, i ’avié panca begu.

Ce que le Maillanais a lu aussi, et, je dirais bien volontiers, ce qu’il a savouré, plus que sous la treille le vin de Rhône, ce sont les romans grecs. Je n’ai pas recherché l’usage qu’il a fait de tous. Mais j’ose bien affirmer qu’entre vingt et vingt-cinq ans, ou peut-être plus tôt, — car pourquoi ne serait-ce pas à l’âge même où l’écolier Jean Racine dévorait les Amours de Théagènes et de Chariclée ? — Mistral s’assimila cette charmante et originale nouvelle rustique, extraite des discours du rhéteur Dion Chrysostome, et qui courait déjà, en 1841, traduite sous ce titre : l’Eubèenne ou le Chasseur[1]. Rappelons-nous ou relisons la dernière partie du récit, cette scène d’hospitalité généreuse dans une famille « pauvre et libre, » et, après le repas, l’arrivée de deux amis de l’hôte : un homme d’âge, et, avec lui, son grand fils, de figure avenante ; il tient en main un lièvre pris au lacet, la nuit précédente ; il l’apporte en présent à sa fiancée. On attend, pour faire les noces, un jour heureux. « A quoi reconnaître un jour heureux ? » demande l’étranger.

  1. Bibliothèque grecque. Romans grecs. A Paris, chez Lefèvre, libraire, 1841.