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ait mis, une fois par hasard, selon l’expression biblique « la main à la charrue, » admettons-le ; mais ne nous laissons pas aller, comme l’avait fait Lamartine, à voir dans ce poète, épris du renom littéraire, un laboureur de profession. Mistral et Burns, que Lamartine rapprochait, ne sont pas, à ce point, semblables. Et toutefois, Mistral aurait pu dire comme Burns : « Je la vois encore, la jolie fillette — qui a allumé mes rimailles, — son sourire ensorcelant, ses yeux malins, — qui faisaient frémir les cordes de mon cœur[1]… » À défaut d’une confidence de Mistral, nous avons l’indication de l’ami Roumanille : « Jeune, riche, beau, aimé, inspiré, il chante. » Assurément, nous tenons là l’explication et le secret de la force du sentiment qui, dans ce poème d’amour[2], rend certains vers si lumineux, certaines scènes si ardentes. Mais Roumanille n’eût-il rien dit, nous devinerions tout. Les poètes n’arrivent pas à nous donner le change sur eux-mêmes. Pour exprimer, comme il l’a fait, la joie, la volupté, les transes, les tourmens, la détresse infinie des cœurs amoureux, il avait bien fallu que l’âme de Mistral fût la Psyché enivrée, douloureuse, initiée à ce mystère de l’amour, qui demeure interdit pour le regard, pour l’âme du profane.

L’amour qui brûle et qui frémit, du premier chant jusqu’au dernier, dans le poème de Mirèio, est le même qu’ont fait parler et agir devant nous, avec tant de sincérité et quelquefois de fatale fureur, certains poètes antiques, Virgile, fils de laboureur, et ses maîtres les Alexandrins. En se disant « humble écolier du grand Homère, » Mistral n’a pas été suffisamment explicite et exact. Il a lu Homère, nous pouvons le croire, et quelque chose lui en est resté. Le vers : « Déjà lou risoulet se mesclavo à si plour » (Déjà le sourire se mêlait à ses pleurs), est calqué, c’est trop évident, sur le δαϰρυόεν γελάσασα (dakruoen gelasasa) de l’Iliade, commenté, pour les siècles, par Chateaubriand ; et lorsqu’on lit cet autre vers pittoresque et chantant : « E la niue soumbrejavo alin dins la palun » (Et la nuit s’assombrissait au loin dans le marécage), on pense à ce tableau de l’Odyssée, qui tient dans un hexamètre :

Δύσετό τ’ ἠέλιος, σϰιόωντό τε πᾶσαι ἀγυιαί
  1. Auguste Angellier, Robert Buns. La vie, t. I, p. 25.
  2. Mistral dira de ce poème qu’il est « enfant d’amour. » Mais il ne parlera, dans ses Mémoires, que d’une jeune fille, pieuse et pure, qu’il n’a pas aimée, et qui mourut, à la Oeur de ses ans, en adoration devant lui. Il a gardé le silence sur l’autre.