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l’autre, la postérité, volontiers équitable, semble avoir trouvé le point d’équilibre, et l’opinion est faite pour assez longtemps. Mistral n’est pas Victor Hugo. Il est toutefois assez grand poète pour que nous devions nous attendre à recevoir, à son sujet, cette révélation, qu’il ne savait qu’à peine son métier :


… è diguèron
Que sabié pas faire li vers.


Nous parlerons de lui avec le respect qui s’impose, mais avec le même souci de garder la mesure, avec la même attention à ne pas dévier d’une critique indépendante, ou simplement exacte, que si la tristesse du deuil récent avait déjà pu s’effacer. Dans ses œuvres poétiques, dans sa première œuvre surtout, nous reconnaîtrons l’accent harmonieux, pénétrant, tendre, douloureux, original, qui lui valut si vite un grand renom, et qui maintiendra sa gloire.


I

Les origines de Mistral l’expliquent tout entier. Il est de souche rustique. Le père du poète, après avoir servi, en qualité de volontaire, dans les armées de la Révolution, reprend les occupations du franc tenancier, attaché de cœur à la glèbe. Son bien, assez étendu et cultivé avec ferveur, a fait de lui un homme riche. Sous des dehors d’énergie un peu fruste et de dignité grave, même austère, c’est un maître très bienfaisant. Veuf et sans enfans, le propriétaire du Mas du Juge, âgé de cinquante-cinq ans, en surveillant ses travailleurs à l’époque de la moisson, aperçoit une adolescente modeste et belle : il l’interroge ; elle dit le nom de son père, le nombre de ses sœurs. Ému d’amour, comme autrefois Booz à l’approche de la douce Ruth, François Mistral demande en mariage la jeune fille, et il l’obtient. De cette union quasi patriarcale naquit à Maillane, près de Saint-Rémy, le 8 septembre 1830, au jour de la Nativité de la Vierge, un enfant mâle qu’il fut question de doter du prénom mystique de Nosto Damo, en l’honneur de la belle fête, où sa mère le mit au monde. Après réflexion, il parut à propos de préférer, pour un garçon, le prénom masculin de Frédéri, qui s’accouplait tout naturellement au nom sonore de Mistral, — un nom du Dauphiné, implanté dans la terre d’Arles.