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et la route pour y arriver m’est inconnue. L’homme le plus supérieur d’ici, sans aucun doute, c’est Werther Goethe, mais il a un amour-propre d’une nature aussi bizarre que son imagination. Il se croit inspiré d’une manière surnaturelle. Il est spiritualiste, et à la tête d’une nouvelle philosophie dont c’est l’idée ; il croit donc que le monde idéal et réel n’est qu’une pensée qui est Dieu, et il se croit plus près de cette pensée qu’aucun être vivant, de manière qu’il est impossible de savoir en conversation si l’on ne heurte pas sans y songer sa religion de lui-même. Il m’attache cependant par l’étonnante analyse de son esprit dans les sujets les plus subtils, et l’inattendu de son imagination dans une foule de petites productions, que tu ne connais pas et dont je t’ai envoyé une petite, il y a deux courriers, je crois[1].

Je t’envoye aussi une lettre de la duchesse régnante, non qu’elle soit bien signifiante, mais c’est beaucoup pour elle, parce que ses manières sont très froides.


3 février.

Au milieu de mes discours, je reçois de ta bonté parfaite une consultation sur mes yeux ; je les ai guéris avec du thé, ce qui est à peu près la même chose que le conseil de M. Buttini et je n’y pensais plus quand ta lettre est arrivée ; je suis encore tout à fait en état de dominer la nature physique. — Cette seconde lettre de toi est du 22 et la précédente est du 20, et je les ai reçues toutes les deux à 24 heures de distance.

Je crois que la dernière a passé par la France. J’ai vu un homme qui arrivait de Berlin ; il m’a dit qu’on m’y attendait avec une grande bienveillance ; on dit aussi que la Russie et la Prusse s’entendent assez bien et que M. de Haugwitz n’est plus pour la France, mais seulement Lombard. Tu vois que mes nouvelles sont vraies ; il me semble que tout annonce que la descente est renvoyée.

Je pars invariablement le mardi 21 février, je reste quatre jours à Leipzig et je suis le 1er  de mars à Berlin ; voilà ma marche lunaire. Ta lettre où tu m’assures que ton rhume est diminué me redonne des forces pour ces derniers pas éloignés qui seront bientôt suivis d’un retour.

Écris toujours ici. Adieu, adieu.


Weimar, ce 10 février 1804.

J’ai reçu hier une lettre de toi, cher ange, qui m’est arrivée comme à l’ordinaire très exactement, mais je ne sais s’il en sera de même quand je serai à Berlin. On dit que les lettres retardent dans les sables. Je ne veux pas te dire qu’il m’en coûte d’aller à Berlin parce que tu me répondrais : Qu’est-ce qui vous y force ? mais, en vérité, je puis presque dire qu’on est contraint à accomplir un projet si avancé quand on vous prêterait des motifs fâcheux si vous ne l’accomplissiez pas. De plus, je suis entrée dans cette littérature allemande, dans cette philosophie, et je voudrais en avoir

  1. Mme de Staël avait traduit en vers : le Dieu et la Bayadère.