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tandis que Charles-Auguste faisait sa lecture favorite de la Pucelle de Voltaire et avait rassemblé avec soin une Bibliotheca erotica dont il était très fier. Aussi eut-il des maîtresses affichées, tandis que la duchesse Louise, qui devait montrer au lendemain d’Iéna toute la grandeur de son caractère, vivait d’une vie un peu solitaire et triste. De son côté, la duchesse Amélie, retirée dans son palais de Tiefurt, à une demi-heure de Weimar, en termes un peu froids, comme il est classique, avec sa belle-fille, vivait d’une vie séparée. Ayant conservé des goûts littéraires, elle réunissait quelques personnes, tantôt l’après-midi au thé, tantôt dans la soirée pour entendre de la musique ou quelque lecture, pendant que les dames autour d’elle faisaient de la tapisserie.

Le duc Charles-Auguste, la duchesse Louise, la duchesse Amélie constituaient donc à Weimar, suivant l’expression de Mme de Staël elle-même, « la trinité régnante, » entre les trois personnes de laquelle elle allait se partager. Mais à côté régnait encore une autre trinité constituée par Wieland, par Goethe et par Schiller à laquelle Mme de Staël avait à se consacrer également. C’est entre ces deux trinités, dont il était nécessaire de poser rapidement les personnages que, dans ses lettres, nous allons la voir évoluer. De plus en plus je me bornerai au rôle d’éditeur et n’accompagnerai ces lettres que des commentaires nécessaires à leur intelligence.

Ce 15 décembre.

Je t’ai écrit il y a deux jours et je n’espère point de lettre de toi avant lundi, jour du départ et de l’arrivée des courriers ici. J’y suis traitée à merveille. Le duc de Saxe-Weimar dit qu’il a passé sa vie chez toi en 75 et me rend avec usure toutes les politesses qu’il a reçues de toi. Le lendemain de mon arrivée et le jour suivant, j’ai dîné et soupé à la Cour et le duc est venu lui-même à mon auberge ; il va faire donner les pièces de Schiller et de Goethe à son théâtre pour moi ; enfin plus de politesse et de bonté n’est pas possible. Il en est de même de la société et des grands hommes, Wieland, Schiller, etc. Mais ici et dans toute la Saxe les dernières classes de la société ont lu Delphine, tellement que l’amour-propre ne peut rien désirer de plus. Il faut aller dans l’étranger pour savoir ce qui porte loin en fait de réputation. Chateaubriand lui-même y est à peine connu. — Eh bien ! cher ami, de tout cela il en résulte absence de peine, mais point de plaisir ; le plaisir, c’est l’amour, Paris ou la puissance ; il faut une de ces trois choses pour combler le cœur, l’esprit et l’activité, tout le reste est métaphysique en jouissances, mais réel en douleur si cela manque. Que dis-tu de ce portrait fidèle de l’intime moi ?